Fabien Delorme, conteur

Les quatre souhaits de Saint-Martin

Perdrix

C’est d’un paysan de Normandie qu'il est juste que je vous dise la bonne et merveilleuse histoire. Tous les jours il avait affaire à Saint-Martin qu'il invoquait dès qu’il entreprenait un ouvrage. Était-il gai, était-il triste, il se recommandait à lui. Toujours il nommait Saint-Martin.

Le vilain allait un matin à son labour, comme il se doit. Il n'oublia pas Saint-Martin : « Saint-Martin, dit-il, allons-y ! » Et Saint-Martin lui apparut : « Vilain, fait-il, je t'aime bien, car tu ne veux rien commencer sans m'avoir invoqué. Tu en seras récompensé. Laisse ton travail et ta herse ; rentre chez toi le coeur léger. Sache bien, et je ne mens pas, que, si tu fais quatre souhaits, tu auras ce que tu désires. Mais en souhaitant prend bien garde : tu ne pourras rien rattraper. » Le vilain l'en a remercié ; il prend le chemin du retour, regagne joyeux sa maison.

Il sera mal accueilli. Sa femme, qui chausse les braies, lui dit : « Maudit sois-tu, vilain ! Aurais-tu laissé ton travail vu le temps qui se couvre un peu ? Le soir est loin d'être arrivé. Est-ce pour engraisser tes joues ? Tu n'aimes pas le labourage. Volontiers tu fais jour de fête ! Quel dommage d'avoir des bêtes et de n'en pas tirer profit. Te voilà déjà revenu et ta journée et bientôt faite !
– Tais-toi, sœur, sans te chagriner, dit le vilain, nous sommes riches ! Souci, travail, n'en parlons plus, car j'ai rencontré Saint-Martin : il m'a donné quatre souhaits ; je n'ai rien voulu souhaiter avant de t'en avoir parlé. Tu me donneras ton avis : ainsi je pourrai demander terre, richesse, or et argent. »

À ces mots, lui sautant au cou, la femme adoucit son caquet :
« Sire, dit-elle, est-ce bien vrai ?
– Mais oui et tu vas le savoir.
– Aï ! Fait-elle, doux ami, en vous je mettrai tout mon coeur pour vous aimer, pour vous servir ; vous devez m’en récompenser. Je vous demande, s'il vous plaît, que vous m'accordiez un souhait. Les trois autres seront à vous ; vous n'aurez qu'à vous louer de moi.
– Tais-toi, dit-il, ma chère soeur ! A nul prix je ne le ferai. Folles pensées viennent aux femmes ; tu demanderais trois fuseaux de chanvre, de laine ou de lin. Je n'oublie pas que Saint-Martin m'a prescrit de bien prendre garde de ne souhaiter que des choses dont nous pourrions avoir profit. Je veux garder tous mes souhaits. J'aurais grand-peur, sache le bien, si j'avais t'en octroyé un, que tu demandes telles choses dont toi et moi pourrions pâtir. J'ignore quels sont tes désirs. Si tu voulais que je sois ours, âne, chèvre ou bien jument, je le serais tout aussitôt : aussi je redoute ton choix.
– Sire, dit-elle, par ma foi, je vous jure de mes deux mains que vous resterez un vilain. Jamais vous n'aurez d'autre forme ! Je vous aime plus que nul homme.
– Eh bien, ma soeur, je te l'accorde. Par Dieu, il te faut souhaiter ce qui pourrait nous profiter.
– Par Dieu, dit-elle, je demande que vous soyez chargés de vits. Qu'il ne vous reste œil ni visage, tête ni bras, pieds ni côtés ou partout ne soit vit planté ! Et qu'ils ne soient ni mols ni flasques, et que chaque vit ait sa couille ! Que toujours ils restent bandés : vous serez un vilain cornu ! »

Dès qu'elle eut formé son souhait, les vits sortirent du vilain. Les vits lui sortent par le nez, de chaque côté de la bouche. Il eut des vits longs et carrés, vits gros, vits courts et vits en boule, vits courbes, vits aigus, vits gras. Le vilain n'a pas d'os si dur d’où ne sortent vits à miracle. Les vits lui sortent des genoux. Pour Dieu, écoutez ces merveilles ! Les vits lui sortent des oreilles ; et par devant, en plein milieu, il lui sort un grand vit du front, et par en bas et jusqu'aux pieds, le vilain fut de vits chargé. Il était de vits revêtu et partout il était cornu.

Lorsqu'il se découvre ainsi fait : « Soeur, dit-il, quel vilain souhait ! Tu m'as joliment arrangé. Plutôt avoir été mort-né que d'être ainsi chargé de vits. Jamais un homme tant n’en vit !
– Sire, dit-elle, sachez bien qu'un seul vit ne me valait rien ; il était flasque comme chiffe. Me voici bien pourvue de vits ! Et vous aurez cet avantage : désormais, où que vous alliez, vous n’aurez rien à débourser. En souhaitant, j'ai été sage. Il ne faut pas vous chagriner : vous êtes une bien belle bête. »

Le vilain dit : « Je suis navré. Mais c'est à moi de souhaiter. Puisses-tu avoir sur le corps autant de cons que j’ai de vits ! » La voilà bien accommodée : dans chaque oeil il lui vint un con, quatre sur le front côte à côte. Elle eut cons de toute manière : et con devant, et con derrière, con tors, con droit et con chenu, et con sans poils et con velu et con puceau et con étroit, et con petit, con de travers, et con profond et con sur bosse, et con au chef et con aux pieds. Le vilain nageait dans la joie.

« Sire, dit-elle, qu'as-tu fait ? A quoi bon former tel souhait ?
– Tu le sauras, dit le bonhomme. Un con ne me suffisait pas : tu m'avais donné tant de vits ! Belle-soeur, ne te trouble point : jamais tu n'iras dans la rue sans être de loin reconnue !
– Cela suffit, sire, dit-elle, car voici deux souhaits perdus. Demandez donc que nous n'ayons ni vous de vits ni moi de con. Il vous restera un souhait, et nous pourrons être très riches. »

Et le vilain souhaite et dit qu'elle n’ait con et qu'il n'ait vit. Mais elle en fut bientôt marrie, car son con soudain disparut ; et le bonhomme, quand il vit que rien ne reste de son vit, se mit à trembler de colère. « Il faut employer, lui dit-elle, le dernier souhait qu'il nous reste : que j’aie un con et vous un vit ; nous nous trouverons comme avant. »

Le bonhomme, une fois de plus, forma son souhait, mais ce fut sans dommage ni bénéfice : si son vit lui est revenu, ses quatre souhaits sont perdus. Par ce fabliau vous saurez que celui-là n'est pas bien sage qui croit mieux sa femme que lui, car il en a honte et ennui.

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