Ce fabliau, intitulé selon les sources Les Perdrix ou Le Dit des perdrix, est anonyme. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il date du XIIIème siècle.
Il traite de la ruse d'une femme qui réussit à duper et son mari et le curé qu'il invitait à dîner. Certains ne voient que misogynie dans ce texte, reflet de la façon dont les femmes auraient été vues au Moyen-Âge. Il est vrai que l'auteur ne semble pas particulièrement porter les femmes dans son coeur ; il n'y a qu'à voir la conclusion de l'histoire. Mais c'est oublier un peu vite que, d'une part, les fabliaux étaient écrits en partie en réaction à la littérature courtoise qui mettait les femmes sur un piédestal et que, d'autre part, c'est bien la femme ici qui réussit à se jouer impunément de deux hommes ; je reste persuadé que certains auraient quand même trouvé ce texte misogyne si c'était un homme qui s'était joué aussi facilement de deux femmes un peu rustres et faciles à berner.
Certains traducteurs et éditeurs n'hésitent pas non plus, au nom probablement d'une certaine bienséance, à modifier le texte de manière à le rendre plus facilement lisible par de jeunes lecteurs. Il est en effet ici question d'organes génitaux, et le vocable pour les désigner n'est pas des plus recherchés. On peut néanmoins se demander s'il est éthiquement acceptable, surtout de la part d'un éditeur très respecté, de modifier pour des raisons idéologiques et sans même le signaler un texte au seul prétexte que son auteur en est mort et inconnu. Que le lecteur soit averti : il est ici question non pas d'oreilles, mais de testicules.
Puisqu'il est dans mon habitude de vous raconter des histoires, je veux dire, a lieu d'une fable, une aventure qui est vraie.
Un vilain, au pied de sa haie, un jour attrape deux perdrix. Il les prépare avec grand soin ; sa femme les met devant l'âtre (elle savait s'y employer), veille au feu et tourne la broche ; et le vilain traîne en courant pour aller inviter le prêtre.
Il tarde tant à revenir que les perdrix se trouvent cuites. La dame dépose la broche ; elle détache un peu de peau, car la gourmandise et son faible. Lorsque Dieu la favorisait, elle rêvait, non d'être riche, mais de contenter ses désirs. Attaquant l'une des perdrix, elle en savoure les ailes, puis va au milieu de la rue pour voir si son mari revient. Ne le voyant pas arriver, elle regagne la maison et sans tarder elle expédie ce qui restait de la perdrix, pensant que c'eût été un crime d'en laisser le moindre morceau. Elle réfléchit et se dit qu'elle devrait bien manger l'autre. Elle sait ce qu'elle dira si quelqu'un vient lui demander ce qu'elle a fait de ses perdrix : elle répondra que les chats, comme elle mettait bas la broche, les lui ont arrachées des mains, chacun d'eux emportant la sienne.
Elle se plante dans la rue afin de guetter son mari, et ne le voit pas revenir, elle sent frétiller sa langue, songeant à la perdrix qui reste ; elle deviendra enragée si elle ne peut en avoir ne serait-ce qu'un petit bout. Détachant le cou doucement, elle le mange avec délice ; elle s'en pourlèche les doigts.
« Hélas ! dit-elle, que ferais-je ? Que dire, si je mange tout ? Mais pourrais-je laisser le reste ? J'en ai une si grande envie !
Ma foi, advienne que pourra, il faut que je la mange toute. » L'attente dure si longtemps que la dame se rassasie.
Mais voici venir le vilain ; il pousse la porte et s écrie :
« Dis, les perdrix sont-elles cuites ?
— Sire, fait-elle, tout va mal, car les chats me les ont mangées. »
A ces mots, le vilain bondit et court sur elle comme un fou. Il lui eut arraché les yeux, quand elle crie:
« C'était pour rire. Arrière, suppôt de Satan ! Je les tiens au chaud, bien couvertes.
— J'aurais chanté de belles laudes, foi que je dois à saint Lazare. Vite, mon bon hanap de bois et ma plus belle nappe blanche !
Je vais l'étendre sur ma chape sous cette treille, dans le pré.
— Mais prenez donc votre couteau; il a besoin d'être affûté, faites-le couper un peu sur cette pierre, dans la cour. »
L'homme jette sa cape et court, son couteau tout nu dans la main.
Mais arrive le chapelain, qui pensait manger avec eux ; il va tout droit trouver la dame et l'embrasse très doucement,
mais elle se borne à répondre :
« Sire, au plus tôt fuyez, fuyez ! Je ne veux pas vous voir honni, ni voir votre corps mutilé.
Mon mari est allé dehors pour aiguiser son grand couteau ; il prétend qu'il veut vous couper les couilles s'il peut vous tenir.
— Ah ! puisses-tu songer à Dieu ! fait le prêtre, que dis-tu là ? Nous devions manger deux perdrix que ton mari a pris ce matin.
— Hélas ! ici, par Saint Martin, il n'y a perdrix ni oiseau. Ce serait un bien bon repas ; votre malheur me ferait peine.
Mais regardez-le donc là-bas comme il affûte son couteau !
— Je le vois, dit-il, par mon chef. Tu dis, je crois la vérité. »
Et le prêtre, sans s'attarder, s'enfuit le plus vite qu'il peut. Au même instant, elle s'écrie :
« Venez vite, sire Gombaut.
— qu'as-tu ? dit-il, que Dieu te garde.
— Ce que j'ai ? Tu vas le savoir. Si vous ne pouvez courir vite, vous allez y perdre, je crois ;
car par la foi que je vous dois, le prêtre emporte vos perdrix ! »
Pris de colère, le bonhomme, gardant son couteau à la main, veut rattraper le chapelain. En l'apercevant, il lui crie :
« Vous ne les emporterez pas ! Vous les emportez toutes chaudes ! Si j arrive à vous rattraper, il vous faudra bien les laisser.
Vous seriez mauvais camarade en voulant les manger sans moi. »
Et regardant derrière lui, le chapelain voit le vilain qui accourt, le couteau en main. Il se croit mort, s'il est atteint ;
il ne fait pas semblant de fuir, et l'autre pense qu'à la course il pourra reprendre son bien.
Mais le prêtre, le devançant, vient s'enfermer dans sa maison.
Le vilain s'en retourne chez lui et interroge sa femme : « Allons ! fait-il, il faut me dire comment il t'a pris les perdrix. »
Elle lui répond :
« Que Dieu m' aide ! Sitôt que le prêtre me vit, il me pria, si je l'aimais, de lui montrer les deux perdrix :
il aurait plaisir à les voir. Et je le conduisis tout droit là où je les tenais couvertes.
Il ouvrit aussitôt les mains, il les saisit et s'échappa. Je ne pouvais pas le poursuivre, mais je vous ai vite averti. »
Il répond : « C'est peut-être vrai; laissons donc le prêtre où il est. »
Ainsi fut dupé le curé, et Gombaut, avec ses perdrix. Ce fabliau nous a montré que femme est faite pour tromper : mensonge devient vérité et vérité devient mensonge. l'auteur du conte ne veut pas mettre au récit une rallonge et clôt l'histoire des perdrix.