Une de mes histoires préférées et la première que j'ai racontée. Il s'agit d'un fabliau qui raille, tour à tour, les femmes, les paysans, les riches, les bossus, les ménestrels et la cupidité. Rien que ça.
L'auteur de ce fabliau est Durand de Douai. De lui, on ne sait pas grand chose, si ce n'est qu'il s'appelle Durand et qu'il est peut-être originaire de Douai. Ce qui n'est pas grand-chose mais est suffisant, paraît-il, pour avoir une rue à son nom dans la ville en question.
La version que je livre ici est une traduction de Pierre Jean-Baptiste Legrand d'Aussy. J'ai légèrement modifié l'orthographe de certains mots pour les adapter à notre époque.
D'après Legrand d'Aussy, ce conte est issu des Mille et une nuits : il s'agirait du conte du Petit bossu. Mouais. Après avoir lu le conte en question, je le trouve beaucoup plus proche d'un autre fabliau qui parle d'un prêtre que chaque habitant de la ville croit avoir tué, tout en essayant de faire porter la responsabilité de l'homicide à son voisin. Ici, on retrouve le motif du cadavre qui semble se déplacer, et il est effectivement question d'un bossu, mais l'analogie s'arrête là. Mais Legrand d'Aussy a écrit son recueil au XVIIIè siècle, les Nuits étaient à la mode à l'époque...
Par contre, on trouve une autre version de cette histoire dans les Nuits facétieuses de Straparole (Nuit V, fable 3), avec cette fois un bossu de moins (ce qui ne les empêche pas d'être trois). On en trouve encore une autre version dans les Contes du Pays Gallo d'Adolphe Orain.
Vous pouvez me voir raconter le début d'une version personnelle de cette histoire à la page vidéos. Le conteur Marc-André Caron en propose également une version contemporaine intéressante.
Messieurs, si vous voulez m’écouter un instant, et d’abord je ne mens jamais, je vous conterai une aventure qui arriva jadis dans un château. Ce château était bâti sur le bord d’une rivière, vis à vis d’un pont et à très peu de distance d’une ville dont j’ai oublié le nom : supposons pour un moment que ce soit la ville de Douai.
À Douai donc vivait un bourgeois, sage et prud’homme, estimé de tout le monde pour sa probité. Malheureusement, il n était pas riche, mais il avait une fille si belle, si belle, qu’on venait par plaisir la regarder ; et, à vous dire vrai, je ne crois pas que Nature ait jamais formé créature plus accomplie.
Le maître du château dont je vous ai parlé était un bossu. Nature s’était amusée aussi à former ce petit bijou-là. Il est vrai que ce n était pas tout à fait sur le même modèle que la belle bourgeoise ; mais à défaut d’esprit, elle avait donné au magot une grosse tête, et cette tête, qui venait se perdre entre deux hautes épaules elle l’avait armée d’une crinière épaisse, d’un col court, d’un visage à faire reculer d’effroi. Tel était en abrégé le portrait du châtelain. Peut-être dans toute votre vie n’en verrez-vous pas un semblable.
Malgré sa difformité, cet épouvantail s’avisa néanmoins d’aimer la pucelle. Il fit plus : il osa la demander en mariage ; et comme il était le plus riche du canton, car il avoit passé sa vie à entasser denier sur denier, la pauvrette lui fut livrée. Hélas ! Il n’en devint que plus à plaindre. Horriblement jaloux et d’ailleurs trop bien convaincu de sa laideur, il n’eut plus de repos ni le jour ni la nuit. Il allait et venait sans cesse, rôdant, espionnant partout et ne laissant jamais entrer chez lui que les personnes qui apportaient quelque chose.
Une des fêtes de Noël qu’il était ainsi en sentinelle à sa porte, il se vit abordé tout à coup par trois ménestrels bossus. Les chanteurs avaient fait la partie de se réunir tous les trois pour venir lui faire niche et s’amuser à ses dépens. Ils le saluèrent comme confrère, lui demandèrent en cette qualité de les régaler et, en même temps, pour constater la confraternité, tous trois présentèrent leur bosse. Cette plaisanterie qui devait, selon toutes les apparences, être fort mal reçue du sire, par événement le fut pourtant assez bien. Il conduisit les ménestrels à sa cuisine, leur servit des pois au lard et un chapon, et leur donna même en sortant vingt sous parisis. Mais quand ils furent à la porte, il leur dit « Regardez bien cette maison et, de votre vie, ne vous avisez pas d’y mettre le pied car, si jamais je vous y attrape, vous voyez cette rivière, pour le coup c est là que je vous ferai boire. »
Nos musiciens rirent beaucoup de ce propos du châtelain, et ils reprirent le chemin de la ville, dansant d’une manière burlesque et chantant tous trois à tue tête pour le narguer. Quant à lui, sans faire à eux la moindre attention, il alla se promener dans la campagne.
La dame, qui le vit passer le pont et qui avait entendu les ménestrels, les appela dans le dessein de se distraire un moment en les faisant chanter. Ils montèrent. On ferma les portes, et mes gens aussitôt de débiter à l’envi, pour égayer la châtelaine, tout ce qu ils savaient de mieux. Déjà la dame entrait en gaîté, quand tout à coup on entend frapper en maître : c’était l’époux qui revenait. Les bossus alors se croient perdus, la femme est saisie de frayeur, et en effet tous quatre avaient également à craindre. Celle-ci heureusement aperçoit près du lit, dans une pièce voisine, trois coffres qui étaient vides. Elle place dans chacun un bossu, ferme sur eux les couvercles, et va ouvrir à son mari.
Il ne rentrait que pour espionner sa femme, à l’ordinaire. Aussi, dès qu’il fut resté un peu de temps auprès d’elle, il sortit de nouveau et vous croyez bien qu’elle n’en pleura pas. À l’instant elle courut aux coffres pour délivrer ses prisonniers, car la nuit approchait et son mari, par conséquent, ne devait pas tarder à revenir. Mais quelle fut sa douleur quand elle les trouva tous trois morts et étouffés ! Peu s’en fallut qu’elle ne souhaitât mourir aussi elle-même. Au reste, toutes les lamentations possibles n’eussent remédié à rien. Il fallait au plus tôt se débarrasser des trois cadavres, et il n y avait pas un moment à perdre.
Elle courut donc à la porte et, voyant passer un gros paysan :
« Ami, lui dit-elle, veux tu être bien riche ?
— Oui, douce dame. Essayez un peu vous, verrez si je l’endurerai.
— Eh bien, je ne te demande pour cela qu’un service d’un moment, et te promets trente livres en belles et bonnes pièces ;
mais il faut auparavant me jurer sur ton Dieu de me garder le secret. »
Le paysan, que tenta la somme, fit tous les serments qu’on voulut.
La châtelaine alors le conduisit à sa chambre et, ouvrant le premier des coffres, elle lui dit qu’il s’agissait de porter ce mort à la rivière.
Il demande un sac, y met le bossu, va le précipiter du haut du pont puis revient tout essoufflé chercher son paiement.
« Je ne demandais pas mieux que de vous satisfaire, répartit la dame, mais au moins vous conviendrez qu’il faut avoir rempli nos conditions. Vous êtes convenu, n’est-ce pas, de me débarrasser de ce cadavre ; le voici encore cependant, regardez vous même. En même temps, elle lui montre le second coffre où était un autre bossu. À cette vue, le manant est stupéfait : « Comment diable ! Est-il donc revenu ?, dit il, je l’avais bien jeté pourtant. C’est sûrement quelque sorcier mais, parbleu, il en aura le démenti et fera encore une fois le saut périlleux. » Il fourre aussitôt dans le sac le second bossu et va le jeter, comme l’autre, à la rivière, ayant grand soin de lui mettre la tête en bas et de bien regarder s’il tombe.
Pendant ce temps, la dame dérangeait les coffres vides et les changeait encore de place, de façon que le troisième, qui était plein, se trouva ainsi être le premier. Quand le villageois rentra, elle le prit par la main et, le conduisant vers le mort qui restait, lui dit : « Vous aviez raison mon cher, il faut que ce soit un sorcier, et l’on n a jamais rien vu de semblable. Tenez, ne le voilà-t-il pas encore ? » Le villain grince les dents de rage. « Eh quoi ! Par tous les diables d’enfer, je ne ferai donc, dit-il, que porter tout le jour ce maudit bossu, et le coquin ne voudra pas mourir ! Oh, par le cudieu, nous verrons ! » Il l’enlève alors avec des jurements effroyables et, après lui avoir attaché une grosse pierre au cou, va le lancer au beau milieu du courant en le menaçant sérieusement, s’il le retrouve une troisième fois, de le faire expirer sous le bâton.
Le premier objet qu il rencontre à son retour est le maître du logis qui rentrait chez lui. À cet vue mon vilain ne se possède plus de fureur. « Chien de bossu, te voilà donc encore, et il ne sera pas possible de se dépêtrer de toi. Allons je vois qu’il faut t’expédier tout de bon. » Il court aussitôt sur le châtelain qu’il assomme et, pour l’empêcher de revenir, il le jette à la rivière enfermé dans le sac.
« Je gage que vous ne l’avez pas revu ce voyage-ci », dit le manant à l’épouse quand il fut remonté. Elle répondit que non. « Il ne s’en est morbleu guère fallu, ajouta-t-il, et déjà le sorcier était à la porte. Mais j’y ai mis bon ordre ; soyez tranquille dame, je vous garantis qu il ne viendra plus. »
Il n’était pas difficile de deviner ce qu’annonçait ce propos. La dame, en effet, ne le comprit que trop bien, mais le malheur était fait, il fallut qu elle s’en consolât. Du reste, elle paya très exactement au vilain ce qu’elle lui avait promis, et jamais peut-être ni l’un ni l’autre n’eurent une journée plus heureuse.
Je conclus de cette aventure qu’argent fait tout. Une femme a beau être belle, Dieu pour la former aurait beau épuiser tout son savoir, avec de l’argent, si vous en avez, elle sera à vous ; témoin le bossu de notre fabliau. Maudit soit à jamais l’homme qui attache trop de prix à ce métal et maudit surtout celui qui, le premier, en fit usage.