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Peau d'Âne - Perrault
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[[Fichier:Peaudane3.jpg|thumb|''Peau d'Âne'', gravure de Gustave Doré]] ==Texte intégral== :Il est des gens de qui l’esprit guindé, :Sous un front jamais déridé, :Ne souffre, n’approuve et n’estime :Que le pompeux et le sublime ; :Pour moi, j’ose poser en fait :Qu’en de certains moments l’esprit le plus parfait :Peut aimer sans rougir jusqu’aux Marionnettes ; :Et qu’il est des temps et des lieux :Où le grave et le sérieux :Ne valent pas d’agréables sornettes. :Pourquoi faut-il s’émerveiller :Que la Raison la mieux sensée, :Lasse souvent de trop veiller, :Par des contes d’Ogre et de Fée :Ingénieusement bercée, :Prenne plaisir à sommeiller ? :Sans craindre donc qu’on me condamne :De mal employer mon loisir, :Je vais, pour contenter votre juste désir, :Vous conter tout au long l’histoire de Peau-d’Âne. :Il était une fois un Roi, :Le plus grand qui fût sur la Terre, :Aimable en Paix, terrible en Guerre, :Seul enfin comparable à soi : :Ses voisins le craignaient, ses États étaient calmes, :Et l’on voyait de toutes parts :Fleurir, à l’ombre de ses palmes, :Et les Vertus et les beaux Arts. :Son aimable Moitié, sa Compagne fidèle, :Était si charmante et si belle, :Avait l’esprit si commode et si doux :Qu’il était encor avec elle :Moins heureux Roi qu’heureux époux. :De leur tendre et chaste Hyménée :Pleine de douceur et d’agrément, :Avec tant de vertus une fille était née :Qu’ils se consolaient aisément :De n’avoir pas de plus ample lignée. :Dans son vaste et riche Palais :Ce n’était que magnificence ; :Partout y fourmillait une vive abondance :De Courtisans et de Valets ; :Il avait dans son Écurie :Grands et petits chevaux de toutes les façons ; :Couverts de beaux caparaçons :Roides d’or et de broderie ; :Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant, :C’est qu’au lieu le plus apparent, :Un maître Âne étalait ses deux grandes oreilles. :Cette injustice vous surprend, :Mais lorsque vous saurez ses vertus nonpareilles, :Vous ne trouverez pas que l’honneur fût trop grand. :Tel et si net le forma la Nature :Qu’il ne faisait jamais d’ordure, :Mais bien beaux Écus au soleil :Et Louis de toute manière, :Qu’on allait recueillir sur la blonde litière :Tous les matins à son réveil. :Or le Ciel qui parfois se lasse :De rendre les hommes contents, :Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce, :Ainsi que la pluie au beau temps, :Permit qu’une âpre maladie :Tout à coup de la Reine attaquât les beaux jours. :Partout on cherche du secours ; :Mais ni la Faculté qui le Grec étudie, :Ni les Charlatans ayant cours, :Ne purent tous ensemble arrêter l’incendie :Que la fièvre allumait en s’augmentant toujours. :Arrivée à sa dernière heure :Elle dit au Roi son Époux : :« Trouvez bon qu’avant que je meure :J’exige une chose de vous ; :C’est que s’il vous prenait envie :De vous remarier quand je n’y serai plus… :— Ah! dit le Roi, ces soins sont superflus, :Je n’y songerai de ma vie, :Soyez en repos là-dessus. :— Je le crois bien, reprit la Reine, :Si j’en prends à témoin votre amour véhément ; :Mais pour m’en rendre plus certaine, :Je veux avoir votre serment, :Adouci toutefois par ce tempérament :Que si vous rencontrez une femme plus belle, :Mieux faite et plus sage que moi, :Vous pourrez franchement lui donner votre foi :Et vous marier avec elle. » :Sa confiance en ses attraits :Lui faisait regarder une telle promesse :Comme un serment, surpris avec adresse, :De ne se marier jamais. :Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes, :Tout ce que la Reine voulut ; :La Reine entre ses bras mourut, :Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes. :À l’ouïr sangloter et les nuits et les jours, :On jugea que son deuil ne lui durerait guère, :Et qu’il pleurait ses défuntes Amours :Comme un homme pressé qui veut sortir d’affaire. :On ne se trompa point. Au bout de quelques mois :Il voulut procéder à faire un nouveau choix ; :Mais ce n’était pas chose aisée, :Il fallait garder son serment :Et que la nouvelle Épousée :Eût plus d’attraits et d’agrément :Que celle qu’on venait de mettre au monument. :Ni la Cour en beautés fertile, :Ni la Campagne, ni la Ville, :Ni les Royaumes d’alentour :Dont on alla faire le tour, :N’en purent fournir une telle ; :L’Infante seule était plus belle :Et possédait certains tendres appas :Que la défunte n’avait pas. :Le Roi le remarqua lui-même :Et brûlant d’un amour extrême :Alla follement s’aviser :Que par cette raison il devait l’épouser. :Il trouva même un Casuiste :Qui jugea que le cas se pouvait proposer. :Mais la jeune Princesse triste :D’ouïr parler d’un tel amour, :Se lamentait et pleurait nuit et jour. :De mille chagrins l’âme pleine, :Elle alla trouver sa Marraine, :Loin, dans une grotte à l’écart :De Nacre et de Corail richement étoffée. :C’était une admirable Fée :Qui n’eut jamais de pareille en son Art. :Il n’est pas besoin qu’on vous die :Ce qu’était une Fée en ces bienheureux temps ; :Car je suis sûr que votre Mie :Vous l’aura dit dès vos plus jeunes ans. :« Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse, :Ce qui vous fait venir ici, :Je sais de votre cœur la profonde tristesse ; :Mais avec moi n’ayez plus de souci. :Il n’est rien qui vous puisse nuire :Pourvu qu’à mes conseils vous vous laissiez conduire. :Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser ; :Écouter sa folle demande :Serait une faute bien grande, :Mais sans le contredire on le peut refuser. :Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne :Pour rendre vos désirs contents, :Avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne, :Une Robe qui soit de la couleur du Temps. :Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse, :Quoique le Ciel en tout favorise ses vœux, :Il ne pourra jamais accomplir sa promesse. » :Aussitôt la jeune Princesse :L’alla dire en tremblant à son Père amoureux :Qui dans le moment fit entendre :Aux Tailleurs les plus importants :Que s’ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre, :Une Robe qui fût de la couleur du Temps, :Ils pouvaient s’assurer qu’il les ferait tous pendre. :Le second jour ne luisait pas encor :Qu’on apporta la Robe désirée ; :Le plus beau bleu de l’Empyrée :N’est pas, lorsqu’il est ceint de gros nuage d’or :D’une couleur plus azurée. :De joie et de douleur l’Infante pénétrée :Ne sait que dire ni comment :Se dérober à son engagement. :« Princesse, demandez-en une, :Lui dit sa Marraine tout bas, :Qui plus brillante et moins commune, :Soit de la couleur de la Lune. :Il ne vous la donnera pas. » :À peine la Princesse en eut fait la demande :Que le Roi dit à son Brodeur : :« Que l’astre de la Nuit n’ait pas plus de splendeur :Et que dans quatre jours sans faute on me la rende. » :Le riche habillement fut fait au jour marqué, :Tel que le Roi s’en était expliqué. :Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles, :La Lune est moins pompeuse en sa robe d’argent :Lors même qu’au milieu de son cours diligent :Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles. :La Princesse admirant ce merveilleux habit, :Était à consentir presque délibérée ; :Mais par sa Marraine inspirée, :Au Prince amoureux elle dit : :« Je ne saurais être contente :Que je n’aie une Robe encore plus brillante :Et de la couleur du Soleil. » :Le Prince qui l’aimait d’un amour sans pareil, :Fit venir aussitôt un riche Lapidaire :Et lui commanda de la faire :D’un superbe tissu d’or et de diamants, :Disant que s’il manquait à le bien satisfaire, :Il le ferait mourir au milieu des tourments. :Le Prince fut exempt de s’en donner la peine, :Car l’ouvrier industrieux, :Avant la fin de la semaine, :Fit apporter l’ouvrage précieux, :Si beau, si vif, si radieux, :Que le blond Amant de Clymène, :Lorsque sur la voûte des Cieux :Dans son char d’or il se promène, :D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux. :L’Infante que ces dons achèvent de confondre, :À son Père, à son Roi ne sait plus que répondre. :Sa Marraine aussitôt la prenant par la main : :« Il ne faut pas, lui dit-elle à l’oreille, :Demeurer en si beau chemin ; :Est-ce une si grande merveille :Que tous ces dons que vous en recevez, :Tant qu’il aura l’Âne que vous savez, :Qui d’écus d’or sans cesse emplit sa bourse? :Demandez-lui la peau de ce rare Animal. :Comme il est toute sa ressource, :Vous ne l’obtiendrez pas, ou je raisonne mal. » :Cette Fée était bien savante, :Et cependant elle ignorait encor :Que l’amour violent pourvu qu’on le contente, :Compte pour rien l’argent et l’or ; :La peau fut galamment aussitôt accordée :Que l’Infante l’eut demandée. :Cette Peau quand on l’apporta :Terriblement l’épouvanta :Et la fit de son sort amèrement se plaindre. :Sa Marraine survint et lui représenta :Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre : :Qu’il faut laisser penser au Roi :Qu’elle est tout à fait disposée :À subir avec lui la conjugale Loi, :Mais qu’au même moment, seule et bien déguisée, :Il faut qu’elle s’en aille en quelque État lointain :Pour éviter un mal si proche et si certain. :« Voici, poursuivit-elle, une grande cassette :Où nous mettrons tous vos habits, :Votre miroir votre toilette, :Vos diamants et vos rubis. :Je vous donne encor ma Baguette ; :En la tenant en votre main, :La cassette suivra votre même chemin :Toujours sous la Terre cachée ; :Et lorsque vous voudrez l’ouvrir, :À peine mon bâton la Terre aura touchée :Qu’aussitôt à vos yeux elle viendra s’offrir. :Pour vous rendre méconnaissable, :La dépouille de l’âne est un masque admirable. :Cachez-vous bien dans cette peau, :On ne croira jamais, tant elle est effroyable, :Qu’elle renferme rien de beau. » :La Princesse ainsi travestie :De chez la sage Fée à peine fut sortie, :Pendant la fraîcheur du matin, :Que le Prince qui pour la Fête :De son heureux Hymen s’apprête, :Apprend tout effrayé son funeste destin. :Il n’est point de maison, de chemin, d’avenue, :Qu’on ne parcoure promptement ; :Mais on s’agite vainement, :On ne peut deviner ce qu’elle est devenue. :Partout se répandit un triste et noir chagrin ; :Plus de Noces, plus de Festin, :Plus de Tarte, plus de Dragées ; :Les Dames de la Cour toutes découragées, :N’en dînèrent point la plupart ; :Mais du Curé surtout la tristesse fut grande, :Car il en déjeuna fort tard, :Et qui pis est n’eut point d’offrande. :L’Infante cependant poursuivait son chemin, :Le visage couvert d’une vilaine crasse ; :À tous Passants elle tendait la main, :Et tâchait pour servir de trouver une place. :Mais les moins délicats et les plus malheureux :La voyant si maussade et si pleine d’ordure, :Ne voulaient écouter ni retirer chez eux :Une si sale créature. :Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin ; :Enfin elle arriva dans une Métairie :Où la Fermière avait besoin :D’une souillon, dont l’industrie :Allât jusqu’à savoir bien laver des torchons :Et nettoyer l’auge aux Cochons. :On la mit dans un coin au fond de la cuisine :Où les Valets, insolente vermine, :Ne faisaient que la tirailler :La contredire et la railler ; :Ils ne savaient quelle pièce lui faire, :La harcelant à tout propos ; :Elle était la butte ordinaire :De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots. :Elle avait le Dimanche un peu plus de repos ; :Car ayant du matin fait sa petite affaire, :Elle entrait dans sa chambre en tenant son huis clos, :Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette, :Mettait proprement sa toilette, :Rangeait dessus ses petits pots. :Devant son grand miroir, contente et satisfaite, :De la Lune tantôt la robe elle mettait, :Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait, :Tantôt la belle robe bleue :Que tout l’azur des Cieux ne saurait égaler, :Avec ce chagrin seul que leur traînante queue :Sur le plancher trop court ne pouvait s’étaler. :Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche :Et plus brave cent fois que nulle autre n’était ; :Ce doux plaisir la sustentait :Et la menait jusqu’à l’autre Dimanche. :J’oubliais à dire en passant :Qu’en cette grande Métairie :D’un Roi magnifique et puissant :Se faisait la Ménagerie, :Que là, Poules de Barbarie, :Râles, Pintades, Cormorans, :Oisons musqués, Canes Petières, :Et mille autres oiseaux de bizarres manières, :Entre eux presque tous différents, :Remplissaient à l’envi dix cours toutes entières. :Le Fils du Roi dans ce charmant séjour :Venait souvent au retour de la Chasse :Se reposer boire à la glace :Avec les Seigneurs de sa Cour. :Tel ne fut point le beau Céphale : :Son air était Royal, sa mine martiale, :Propre à faire trembler les plus fiers bataillons. :Peau d’Âne de fort loin le vit avec tendresse, :Et reconnut par cette hardiesse :Que sous sa crasse et ses haillons :Elle gardait encor le cœur d’une Princesse. :« Qu’il a l’air grand, quoiqu’il l’ait négligé, :Qu’il est aimable, disait-elle, :Et que bienheureuse est la belle :À qui son cœur est engagé ! :D’une robe de rien s’il m’avait honorée, :Je m’en trouverais plus parée :Que de toutes celles que j’ai. » :Un jour le jeune Prince errant à l’aventure :De basse-cour en basse-cour, :Passa dans une allée obscure :Où de Peau d’Âne était l’humble séjour. :Par hasard il mit l’œil au trou de la serrure. :Comme il était fête ce jour, :Elle avait pris une riche parure :Et ses superbes vêtements :Qui, tissus de fin or et de gros diamants, :Égalaient du Soleil la clarté la plus pure. :Le Prince au gré de son désir :La contemple et ne peut qu’à peine, :En la voyant, reprendre haleine, :Tant il est comblé de plaisir. :Quels que soient les habits, la beauté du visage, :Son beau tour, sa vive blancheur, :Ses traits fins, sa jeune fraîcheur :Le touchent cent fois davantage ; :Mais un certain air de grandeur, :Plus encore une sage et modeste pudeur, :Des beautés de son âme assuré témoignage, :S’emparèrent de tout son cœur. :Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte, :Il voulut enfoncer la porte ; :Mais croyant voir une Divinité, :Trois fois par le respect son bras fut arrêté. :Dans le Palais, pensif il se retire, :Et là, nuit et jour il soupire ; :Il ne veut plus aller au Bal :Quoiqu’on soit dans le Carnaval. :Il hait la Chasse, il hait la Comédie, :Il n’a plus d’appétit, tout lui fait mal au cœur, :Et le fond de sa maladie :Est une triste et mortelle langueur. :Il s’enquit quelle était cette Nymphe admirable :Qui demeurait dans une basse-cour, :Au fond d’une allée effroyable, :Où l’on ne voit goutte en plein jour. :« C’est, lui dit-on, Peaud’Âne, en rien Nymphe ni belle :Et que Peau d’Âne l’on appelle, :À cause de la Peau qu’elle met sur son cou ; :De l’Amour c’est le vrai remède, :La bête en un mot la plus laide, :Qu’on puisse voir après le Loup. » :On a beau dire, il ne saurait le croire ; :Les traits que l’amour a tracés :Toujours présents à sa mémoire :N’en seront jamais effacés. :Cependant la Reine sa Mère :Qui n’a que lui d’enfant pleure et se désespère ; :De déclarer son mal elle le presse en vain, :Il gémit, il pleure, il soupire, :Il ne dit rien, si ce n’est qu’il désire :Que Peau d’Âne lui fasse un gâteau de sa main ; :Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire. :« Ô Ciel ! Madame, lui dit-on, :Cette Peau d’Âne est une noire Taupe :Plus vilaine encore et plus gaupe :Que le plus sale Marmiton. :— N’importe, dit la Reine, il le faut satisfaire :Et c’est à cela seul que nous devons songer. » :Il aurait eu de l’or, tant l’aimait cette Mère, :S’il en avait voulu manger. :Peau d’Âne donc prend sa farine :Qu’elle avait fait bluter exprès :Pour rendre sa pâte plus fine, :Son sel, son beurre et ses œufs frais ; :Et pour bien faire sa galette, :S’enferme seule en sa chambrette. :D’abord elle se décrassa :Les mains, les bras et le visage, :Et prit un corps d’argent que vite elle laça :Pour dignement faire l’ouvrage :Qu’aussitôt elle commença. :On dit qu’en travaillant un peu trop à la hâte, :De son doigt par hasard il tomba dans la pâte :Un de ses anneaux de grand prix ; :Mais ceux qu’on tient savoir le fin de cette histoire :Assurent que par elle exprès il y fut mis ; :Et pour moi franchement je l’oserais bien croire, :Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda :Et par le trou la regarda, :Elle s’en était aperçue : :Sur ce point la femme est si drue :Et son œil va si promptement :Qu’on ne peut la voir un moment :Qu’elle ne sache qu’on l’a vue. :Je suis bien sûr encor et j’en ferais serment, :Qu’elle ne douta point que de son jeune Amant :La Bague ne fût bien reçue. :On ne pétrit jamais un si friand morceau, :Et le Prince trouva la galette si bonne :Qu’il ne s’en fallut rien que d’une faim gloutonne :Il n’avalât aussi l’anneau. :Quand il en vit l’émeraude admirable, :Et du jonc d’or le cercle étroit, :Qui marquait la forme du doigt, :Son cœur en fut touché d’une joie incroyable ; :Sous son chevet il le mit à l’instant, :Et son mal toujours augmentant, :Les Médecins sages d’expérience, :En le voyant maigrir de jour en jour, :Jugèrent tous, par leur grande science, :Qu’il était malade d’amour. :Comme l’Hymen, quelque mal qu’on en die, :Est un remède exquis pour cette maladie, :On conclut à le marier ; :Il s’en fit quelque temps prier :Puis dit : « Je le veux bien, pourvu que l’on me donne :En mariage la personne :Pour qui cet anneau sera bon. » :À cette bizarre demande, :De la Reine et du Roi la surprise fut grande ; :Mais il était si mal qu’on n’osa dire non. :Voilà donc qu’on se met en quête :De celle que l’anneau, sans nul égard du sang, :Doit placer dans un si haut rang ; :Il n’en est point qui ne s’apprête :À venir présenter son doigt :Ni qui veuille céder son droit. :Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince, :Il faut avoir le doigt bien mince, :Tout Charlatan, pour être bienvenu, :Dit qu’il a le secret de le rendre menu ; :L’une, en suivant son bizarre caprice, :Comme une rave le ratisse ; :L’autre en coupe un petit morceau ; :Une autre en le pressant croit qu’elle l’apetisse ; :Et l’autre, avec de certaine eau, :Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau ; :Il n’est enfin point de manœuvre :Qu’une Dame ne mette en œuvre, :Pour faire que son doigt cadre bien à l’anneau. :L’essai fut commencé par les jeunes Princesses, :Les Marquises et les Duchesses ; :Mais leurs doigts quoique délicats, :Étaient trop gros et n’entraient pas. :Les Comtesses, et les Baronnes, :Et toutes les nobles Personnes, :Comme elles tour à tour présentèrent leur main :Et la présentèrent en vain. :Ensuite vinrent les Grisettes :Dont les jolis et menus doigts, :Car il en est de très bien faites, :Semblèrent à l’anneau s’ajuster quelquefois. :Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde :D’un dédain presque égal rebutait tout le monde. :Il fallut en venir enfin :Aux Servantes, aux Cuisinières, :Aux Tortillons, aux Dindonnières, :En un mot à tout le fretin, :Dont les rouges et noires pattes, :Non moins que les mains délicates, :Espéraient un heureux destin. :Il s’y présenta mainte fille :Dont le doigt, gros et ramassé, :Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé :Qu’un câble au travers d’une aiguille. :On crut enfin que c’était fait, :Car il ne restait en effet, :Que la pauvre Peau d’Âne au fond de la cuisine. :Mais comment croire, disait-on, :Qu’à régner le ciel la destine ! :Le Prince dit: « Et pourquoi non ? :Qu’on la fasse venir. » Chacun se prit à rire, :Criant tout haut : « Que veut-on dire, :De faire entrer ici cette sale guenon ? » :Mais lorsqu’elle tira de dessous sa peau noire :Une petite main qui semblait de l’ivoire :Qu’un peu de pourpre a coloré, :Et que de la Bague fatale, :D’une justesse sans égale :Son petit doigt fut entouré, :La Cour fut dans une surprise :Qui ne peut pas être comprise. :On la menait au Roi dans ce transport subit ; :Mais elle demanda qu’avant que de paraître :Devant son Seigneur et son Maître, :On lui donnât le temps de prendre un autre habit. :De cet habit, pour la vérité dire, :De tous côtés on s’apprêtait à rire ; :Mais lorsqu’elle arriva dans les Appartements, :Et qu’elle eut traversé les salles :Avec ses pompeux vêtements :Dont les riches beautés n’eurent jamais d’égales ; :Que ses aimables cheveux blonds :Mêlés de diamants dont la vive lumière :En faisait autant de rayons, :Que ses yeux bleus, grands, doux et longs, :Qui pleins d’une Majesté fière :Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser, :Et que sa taille enfin si menue et si fine :Qu’avec que ses deux mains on eût pu l’embrasser, :Montrèrent leurs appas et leur grâce divine, :Des Dames de la Cour, et de leurs ornements :Tombèrent tous les agréments. :Dans la joie et le bruit de toute l’Assemblée, :Le bon Roi ne se sentait pas :De voir sa Bru posséder tant d’appas ; :La Reine en était affolée, :Et le Prince son cher Amant, :De cent plaisirs l’âme comblée, :Succombait sous le poids de son ravissement. :Pour l’Hymen aussitôt chacun prit ses mesures ; :Le Monarque en pria tous les Rois d’alentour, :Qui, tous brillants de diverses parures, :Quittèrent leurs États pour être à ce grand jour. :On en vit arriver des climats de l’Aurore, :Montés sur de grands Éléphants ; :Il en vint du rivage More, :Qui, plus noirs et plus laids encore, :Faisaient peur aux petits enfants ; :Enfin de tous les coins du Monde, :Il en débarque et la Cour en abonde. :Mais nul Prince, nul Potentat, :N’y parut avec tant d’éclat :Que le père de l’Épousée, :Qui d’elle autrefois amoureux :Avait avec le temps purifié les feux :Dont son âme était embrasée. :Il en avait banni tout désir criminel :Et de cette odieuse flamme :Le peu qui restait dans son âme :N’en rendait que plus vif son amour paternel. :Dès qu’il la vit : « Que béni soit le Ciel :Qui veut bien que je te revoie, :Ma chère enfant », dit-il, et tout pleurant de joie, :Courut tendrement l’embrasser ; :Chacun à son bonheur voulut s’intéresser, :Et le futur Époux était ravi d’apprendre :Que d’un Roi si puissant il devenait le Gendre. :Dans ce moment la Marraine arriva :Qui raconta toute l’histoire, :Et par son récit acheva :De combler Peau d’Âne de gloire. :Il n’est pas malaisé de voir :Que le but de ce Conte est qu’un Enfant apprenne :Qu’il vaut mieux s’exposer à la plus rude peine :Que de manquer à son devoir ; :Que la Vertu peut être infortunée :Mais qu’elle est toujours couronnée ; :Que contre un fol amour et ses fougueux transports :La Raison la plus forte est une faible digue, :Et qu’il n’est point de riches trésors :Dont un Amant ne soit prodigue ; :Que de l’eau claire et du pain bis :Suffisent pour la nourriture :De toute jeune Créature, :Pourvu qu’elle ait de beaux habits ; :Que sous le Ciel il n’est point de femelle :Qui ne s’imagine être belle, :Et qui souvent ne s’imagine encor :Que si des trois Beautés la fameuse querelle :S’était démêlée avec elle, :Elle aurait eu la pomme d’or. :Le Conte de Peau d’Âne est difficile à croire, :Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants, :Des Mères et des Mères-grands, :On en gardera la mémoire. [[Catégorie:Conte merveilleux]] [[Catégorie:AT 0510B]] [[Catégorie:Charles Perrault]] [[Catégorie:France]]
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