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Iouenn Kermènou
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'''Iouenn Kermènou, l'homme de parole'''. Conté à Marguerite Philippe, par une pèlerine, en allant en pèlerinage au Rélec. — 1873. ==Texte intégral== :''Baz a zo brema pell-amzer,'' :''D'ar c’houlz m’ho defoa dennt ar ier.'' Il y a de cela bien longtemps, Quand les poules avaient des dents. Il y avait un marchand, nommé Jean Kerménou, qui avait gagné une grande fortune. Il avait plusieurs navires sur la mer, et il allait dans les pays lointains avec des marchandises de son pays, qui lui coûtaient peu de chose, et qu’il revendait très avantageusement. Il n’avait qu’un fils, nommé Iouenn, et il désirait le voir devenir marchand et homme de mer, comme lui. Aussi, un jour, lui parla-t-il de la sorte : — Voici que je me fais vieux, mon fils, et, après avoir beaucoup travaillé, toute ma vie, et m’être donné beaucoup de mal, je voudrais rester enfin tranquille, a la maison, pour attendre la mort, quand il plaira a Dieu de me l’envoyer. Mais, vous, qui êtes jeune et plein de force et de santé, je voudrais vous voir travailler et voyager, comme je l’ai fait, car tout homme, dans ce monde, doit travailler pour vivre. Je vais donc vous donner un navire, chargé de marchandises du pays, que vous irez vendre dans les pays lointains ; vous reviendrez avec une autre cargaison de marchandises étrangères, et apprendrez ainsi le commerce et augmenterez votre avoir. Iouenn, qui ne désirait rien tant que de quitter la maison de son père et de voyager au loin, entendit ces paroles avec une grande joie. On lui chargea donc un navire de toutes sortes de marchandises et il partit, muni de lettres pour les pays où il se rendait. Les vieux matelots de son père étaient avec lui, et, après une longue navigation, avec toutes sortes de temps, et du bon et du mauvais, il arriva dans une ville dont je ne sais pas le nom. II présenta les lettres de son père, reçut bon accueil, vendit bien sa cargaison et en fit beaucoup d’argent. Un jour qu’il se promenait par la ville, il vit un rassemblement de curieux et entendit des aboiements de chiens. Il s’approcha, et fut fort étonné de voir le cadavre d’un homme livré en pâture à un troupeau de chiens. Il demanda ce que cela signifiait, et apprit que cet homme avait beaucoup de dettes, et qu’après sa mort, son corps avait été livré en pâture aux chiens, selon la coutume du pays, à l’égard de ceux qui mouraient insolvables. Iouenn eut pitié de ce pauvre mort et dit : — Chassez les chiens ; je paierai ses dettes et lui ferai rendre les derniers devoirs. On arracha le cadavre aux chiens, et Iouenn fit publier par la ville que tous ceux à qui cet homme devait quelque chose n’avaient qu’à venir le trouver et ils seraient payés. Il se présenta beaucoup de monde, et il lui fallut une grande somme d’argent pour les désintéresser tous ; puis, quand personne ne réclama plus rien, le cadavre fut enseveli et mis en terre avec les honneurs convenables. Quelques jours après, Iouenn Kerménou remit à la voile, pour revenir dans son pays, avec le peu d’argent qui lui restait, et sans acheter d’autres marchandises. Comme il était en mer avec ses matelots, ils aperçurent un navire tout tendu de noir : — Que signifie ceci ? se demandèrent-ils ; il faut aller voir. Et ils se dirigèrent vers le navire tendu de noir, et, quand ils furent auprès, Iouenn cria à ceux qui le montaient : — Pourquoi êtes-vous ainsi tendus de noir ? Vous est-il arrivé quelque malheur ? — Oui, il y a malheur assez ! lui répondit-on. — Qu’est-ce donc ? Parlez, et si nous pouvons vous être utiles, ce sera avec plaisir. — Il y a un serpent qui habite dans une île, près d’ici, et, tous les sept ans, il faut lui livrer une princesse du sang de notre famille royale. — La princesse est-elle avec vous ? — Oui, elle est avec nous et nous la conduisons au serpent, et voilà pourquoi notre navire est tendu de noir. Iouenn, à ces mots, monta sur le navire tendu de noir et demanda à voir la princesse. Quand il vit combien elle était belle, il s’écria : — Cette princesse ne sera pas la proie du serpent ! — Hélas ! répondit le maître du navire, il nous faut la lui conduire, ou il mettra tout le royaume à feu et à sang. — Je vous dis qu’elle ne sera pas conduite au serpent, et qu’elle viendra avec moi. Je vous donnerai en échange beaucoup d’argent, et vous pourrez acheter ou enlever, quelque part ailleurs, une autre princesse, que vous livrerez au serpent. — Si vous nous donnez assez d’argent... — Je vous en donnerai à discrétion. Et il leur donna tout l’argent qui lui restait et emmena la princesse sur son navire. Les gens du navire tendu de noir allèrent alors chercher une autre princesse, et Iouenn Kerménou s’en retourna dans son pays, avec celle qu’il leur avait achetée. Mais, il n’avait plus d’argent, ayant tout donné. Quand le vieux marchand apprit que le navire de son fils était rentré au port, il se hâta de s’y rendre et lui demanda : — Eh bien ! mon fils, avez-vous fait un bon voyage ? — Oui, vraiment, mon père, il a été assez beau, répondit-il. — Que rapportez-vous ? Faites-moi voir. Iouenn conduisit le vieillard à sa cabine et lui dit, en lui montrant la princesse : — Voyez, mon père, voilà ce que je rapporte. — Oui, une belle fille, comme il y en a beaucoup dans ces pays-là ; mais, vous avez de l’argent aussi, puisque vous n’avez pas de marchandises ? — J’ai eu beaucoup d’argent, il est vrai, mon père ; mais je n’en ai plus. — Qu’en avez-vous donc fait, mon fils ? — J’en ai employé une moitié, mon père, à racheter et à faire ensevelir convenablement le cadavre d’un pauvre homme jeté en pâture aux chiens, parce qu’il était mort sans pouvoir payer ses dettes ; et j’ai donné l’autre moitié pour cette belle princesse, que l’on conduisait à un serpent, pour être dévorée par lui. — Il n’est pas possible que vous ayez fait tant de folies, ou vous n’êtes qu’un sot, mon fils ! — Je ne vous dis que la vérité, mon père. — Eh bien ! disparaissez de devant mes yeux, et ne remettez jamais les pieds dans ma maison, ni vous ni votre princesse ; je vous maudis. Et le vieillard s’en alla, furieux. Iouenn était fort embarrassé ; où aller avec sa princesse, puisque son père ne voulait pas le recevoir, et qu’il n’avait plus d’argent ? Il se rendit chez une vieille tante qu’il avait, dans la ville, et lui conta tout : comment il avait employé son argent à payer les dettes d’un homme mort insolvable et à racheter la belle princesse qu’elle voyait auprès de lui, et que l’on conduisait à un serpent ; et comment enfin son père leur avait donné sa malédiction à tous deux, en leur défendant de remettre jamais les pieds dans sa maison. La tante eut pitié d’eux, et leur donna l’hospitalité. Mais, bientôt Iouenn voulut épouser la princesse. Il se rendit auprès de son père, pour solliciter son consentement. — La fille est-elle riche ? lui demanda le vieillard. — Elle le sera, un jour, mon père, puisqu’elle est fille de roi. — Oui da ! quelque drôlesse, qui vous aura fait croire qu’elle est fille de roi : faites comme il vous plaira, du reste ; mais, vous n’aurez rien de moi, si vous l’épousez. Iouenn s’en retourna tout triste et raconta à la princesse et à sa tante la réception que lui avait faite son père. Quoi qu’il en soit, le mariage fut célébré, la tante en fit les frais et céda aux jeunes époux une petite maison, qu’elle possédait, non loin de la ville, et où ils se retirèrent. Environ neuf ou dix mois après, la princesse donna le jour à un fils, un fort bel enfant. Un oncle de Iouenn, un frère de sa mère, avait aussi des navires sur la mer, pour aller faire du commerce dans les pays lointains. Il se faisait vieux, il était riche aussi et ne voulait plus naviguer. Il confia à son neveu un beau navire, chargé de marchandises, pour aller les vendre dans les pays où le soleil se lève. Quand la princesse apprit cela, elle dit à son mari qu’il fallait mettre leurs portraits à tous deux et celui de leur enfant, bien ressemblants, à l’avant du navire. Ce qui fut fait. Iouenn fit alors ses adieux à sa femme, embrassa tendrement son enfant, et mit à la voile. Il fut jeté par le vent, sans qu’il en sût rien, dans la ville où habitait le père de sa femme. Les gens de la ville accoururent pour voir son navire, et, quand ils virent les trois portraits sculptés à l’avant, sous la misaine, ils reconnurent dans l’un d’eux la fille de leur roi, et allèrent en avertir celui-ci. Le roi courut aussitôt au navire, et, dès qu’il vit le portrait, il s’écria : — Oui, c’est bien ma fille ! Serait-elle donc encore en vie ? Il faut que je m’en assure, à l’instant. Et il demanda à parler au capitaine du navire. Quand il vit Iouenn, il reconnut facilement que c’était l’homme dont le portrait se trouvait avec celui de sa fille, à la proue du navire, et il lui dit : — Ma fille est sur votre navire, capitaine ? — Excusez-moi, seigneur, lui répondit Iouenn, il n’y a ni fille ni femme sur mon navire. — Je vous dis qu’elle est ici, quelque part, et il faut que je la voie, à l’instant. — Croyez-moi, seigneur, votre fille n’est pas sur mon navire. — Où donc est-elle ? car vous la connaissez, sans doute, puisque son portrait est près du vôtre, sur l’avant de votre navire. — Je ne saurais vous dire, seigneur, où est votre fille, car je ne la connais pas. Iouenn ne voulait pas avouer, de crainte qu’on ne lui enlevât sa femme. Le roi était fort en colère, et dit : — Nous verrons bien, tout à l’heure ; et quant à toi, tu auras la tête tranchée. Et il visita tout le navire, avec ses deux ministres et quelques soldats, qui raccompagnaient, et, comme ils ne trouvèrent pas la princesse, Iouenn fut jeté en prison, en attendant qu’on lui fît tomber la tête, le lendemain, et son navire fut livré en pillage au peuple, et ensuite incendié. Iouenn, dans sa prison, conta ses aventures à son geôlier, qui paraissait s’intéresser à son sort. Il lui dit comment son père l’avait chassé de sa maison, parce qu’il avait employé tout l’argent qu’il avait eu de sa cargaison à racheter un homme mort qui avait été jeté en pâture aux chiens et à lui faire rendre les derniers devoirs, et à délivrer une belle princesse d’un serpent auquel on la conduisait, laquelle princesse il avait épousée et lui avait donné un fils ; un frère de sa mère lui avait confié un navire pour aller commercer dans les pays lointains, du côté du Levant, et il avait mis sur l’avant de ce navire le buste de sa femme, le sien propre et celui de leur enfant, sculptés en bois et fort ressemblants. Le roi prétendait reconnaître, dans le buste de sa femme, celui de sa fille, qu’il croyait avoir péri, victime du serpent, et, comme il ne la retrouva pas sur le navire, puisqu’il est vrai qu’elle n’y était pas, étant restée à la maison avec son enfant, il l’avait fait jeter en prison, et son navire avait été pillé par le peuple, puis incendié. — Ainsi donc, répondit le geôlier, vous avez sauvé du serpent la fille du roi, et elle est, à présent, votre femme ? — Je l’ai achetée du capitaine d’un navire qui la conduisait à un serpent, dans une île, et, selon ce qu’elle dit, elle serait fille d’un roi, mais je ne sais de quel roi. Le geôlier courut faire part au roi de ce qu’il venait d’entendre. Le roi donna l’ordre d’amener, sur-le-champ, le prisonnier en sa présence, et, quand il eut entendu son histoire, il s’écria : — C’est sûrement ma fille ! Où est-elle ? — Elle est restée à la maison, dans mon pays, avec son enfant, répondit Iouenn. — Il faut me l’aller chercher, vite, pour que je la voie encore, avant de mourir ! Et l’on donna un nouveau navire à Iouenn, pour aller chercher la princesse et la ramener à son père. Les deux premiers ministres du roi reçurent aussi l’ordre de l’accompagner, dans la crainte qu’il ne revînt pas. Ils arrivèrent sans encombre daus le pays de Iouenn, et s’en retournèrent aussitôt, ramenant la princesse et son enfant. Un des deux ministres du roi aimait la princesse, depuis longtemps, et, pendant la traversée, il recherchait sa société et voyait son mari d’un mauvais œil. Si bien que la princesse craignit qu’il ne méditât quelque trahison contre Ioueun, et pria celui-ci de rester avec elle, dans sa chambre, et d’aller moins souvent sur le pont du navire. Mais Iouenn aimait à être sur te pont et même à aider lui-même les matelots, dans leurs manœuvres, et sa femme ne pouvait le retenir auprès d’elle. Voyant cela, elle lui mit sa chaîne d’or au cou. Une nuit qu’il était appuyé sur le bord du navire, regardant !a mer, qui était calme et belle, le ministre qui poursuivait sa femme s’approcha de lui, tout doucement, le prit par les pieds et le précipita dans la mer, la tète la première. Personne ne le vit faire le coup. Peu après, il cria : — Le capitaine est tombé à la mer !... On envoya des hommes avec des embarcations à sa recherche, mais, c’était trop tard, et ou ne le retrouva pas. Alors, le traître se rendit auprès de la princesse et lui dit que son mari avait été jeté à la mer par un coup de veut et qu’il était noyé. La pauvre femme fut désolée, à la pensée que son mari était mort ; mais, heureusement que Iouenn Kerménou était bon nageur, et il nagea vers un écueil, qu’il aperçut non loin de l’endroit où il était tombe, et s’y sauva. Laissons-le la, pour un moment, et suivons h princesse jusqu’à son paya. Elle prit le deuil, s’habilla tout de noir, et ne donna plus aucun signe de joie. Elle soupçonna bien quelque trahison de la part du ministre de son père, et elle ne voulut plus le revoir. Quand elle arriva chez son père, elle reçut bon accueil el le vieux roi pleura de joie. On fit un grand repas, avec des fêtes et des réjouissances publiques Mais, hélas ! la pauvre princesse ne pouvait plus rire et ne trouvait de plaisir à rien. Le perfide ministre s’appliquait toujours à lui plaire, et il fit tant et si bien qu’il finit par rentrer en grâce auprès d’elle. Ils se fiancèrent et prirent date pour la célébration du mariage. La fiancée défendit que l’on prononçât jamais en sa présence le nom de son premier mari, dans l’intervalle des fiançailles au mariage. Trois ans s’étaient écoulés, depuis qu’elle l’avait perdu, et elle pensait bien qu’elle ni le reverrait jamais, et qu’elle pouvait se remarier en toute sûreté. Retournons maintenant, eu attendant le jour fixé pour le mariage, auprès de Youenn Kerménou, sur son rocher, au milieu de la mer. Il y avait trois ans qu'il était là. Il n'avait pour toute nourriture que les coquillages qu’il pouvait recueillir contre son rocher et les poissons qu’il réussissait à prendre, de temps en temps. Il était complètement nu et son corps était tout couvert de poil, si bien qu’il ressemblait plus à un animal qu’à un homme. Un trou sous un rocher lui servait d’habitation. Il avait encore au cou la chaîne d’or de sa femme. Aucun navire ne passait jamais par là, et il avait perdu tout espoir d’en sortir. Une nuit, pendant qu’il dormait dans son trou, il fut éveillé par une voix qui disait : — Froid !... froid !... Hou ! hou ! hou !... Puis il entendait comme les claquements de dents d’un homme transi de froid, et, un moment après, le bruit d’un animal ou d’un homme qui se jette à l’eau. Tout cela l’étonna ; mais il ne sortit pourtant pas pour voir ce que ce pouvait être. La nuit suivante, ce fut la même chose. Il ne parla pas encore, ne sortit pas de son trou et ne vit rien. — Qu’est-ce que tout ceci pourrait bien être ? se demandait-il ; c’est peut-être une âme en peine. Demain soir, si j’entends encore, je parlerai et je sortirai, pour voir. La troisième nuit, il entendit encore, comme les deux précédentes, et plus près de lui : — Froid !... froid !... Hou ! hou ! hou !... et des claquements de dents. Il sortit et vit, au clair de la lune, un homme complètement nu, le corps sanglant et couvert d’horribles blessures, le ventre entr’ouvert, avec les entrailles qui s’en échappaient, les yeux arrachés de leurs orbites, et, au côté gauche, une énorme plaie, par où l'on voyait son cœur. Il frémit d’horreur, et demanda pourtant : — Que vous faut-il, mon pauvre homme ? Parlez, et si je puis quelque chose pour vous, je vous promets de le faire. — Ne me reconnaissez-vous donc pas, Iouenn Kerménou ? demanda le fantôme ; je suis celui dont vous avez arraché le cadavre aux chiens qui le dévoraient, et à qui vous avez fait rendre les derniers devoirs, après avoir payé ses dettes, de votre propre argent. Par reconnaissance pour ce que vous avez fait pour moi, je veux aussi faire quelque chose pour vous. Vous désirez, sans doute, être retiré de dessus ce rocher désert, où vous souffrez depuis trois ans ? — Ah ! si vous pouviez me rendre ce service, mon Dieu !... s’écria Iouenn. — Promettez-moi de faire bien exactement tout ce que je vous dirai, et je vous retirerai de là, et vous conduirai auprès de votre femme. — Oui, je ferai tout ce que vous me direz. — C’est demain que votre femme doit se marier avec le ministre de votre beau-père qui vous a jeté à la mer. — Mon Dieu, serait-ce donc vrai ? — Oui, car elle vous croit mort, n’ayant eu en aucune façon de vos nouvelles, depuis trois ans. Mais, promettez-moi de me donner une moitié de tout ce qui appartiendra à votre femme et à vous, dans un an et un jour, et je vous conduirai jusqu’à la porte de la cour du palais de votre beau-père, pour demain matin, avant l’heure où le cortège se rendra à l’église. — Oui, je vous promets de vous donner cela, et davantage encore, si vous faites ce que vous dites. — Eh bien ! montez, à présent, sur mon dos, et souvenez-vous bien, car, dans un an et un jour, vous me reverrez, en quelque lieu que vous soyez. Iouenn monta sur le dos de l’homme mort, qui se jeta avec lui à la mer, nagea comme un poisson et le conduisit, pour le lever du soleil, à la porte du palais de son beau-père, puis il s’en alla, en disant : — Au revoir, dans un an et un jour. Quand le portier du palais ouvrit sa porte, le matin, il fut effrayé en voyant auprès un animal comme il n’en avait jamais vu, et il s’enfuit en courant et en criant au secours. Les valets accoururent à ses cris. Ils prirent Iouenn pour un sauvage, et, comme il ne paraissait pas méchant, ils s’approchèrent de lui et lui jetèrent des morceaux de pain, comme à un chien. Il y avait trois ans qu’il n’avait mangé de pain, et il sautait dessus et les mangeait avec avidité. Les servantes et les femmes de chambre du palais étaient aussi accourues pour voir l’homme sauvage. La femme de chambre de la princesse était là aussi, et elle reconnut à son cou la chaîne d’or de sa maîtresse et courut lui dire : — Maîtresse, si vous saviez ?... — Quoi donc ? demanda la princesse. — Votre mari, Iouenn Kerménou... — J’ai fait défense expresse, vous le savez, de prononcer ce nom devant moi, avant que je ne sois mariée. — Mais, maîtresse..., il est là, dans la cour du palais !... — Cela n’est pas possible, ma fille, car voici déjà trois ans qu’il est mort, comme tout le monde le sait. — Je vous assure, maîtresse, qu’il est là ; je l’ai bien reconnu, à votre chaîne d’or, qu’il a encore au cou. A ces mots, la princesse se hâta de descendre dans la cour, et dès qu’elle aperçut le prétendu sauvage, bien qu’il ressemblât plus à un animal qu’à un homme, elle reconnut son mari, et lui sauta au cou pour l’embrasser. Puis, elle l’ emmena avec elle dans sa chambre et lui donna des vêtements pour s’habiller. Les valets et les servantes étaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient, car nul autre que la femme de chambre de la princesse ne savait que c’était là son premier mari. Ceci se passait le matin du jour où elle devait être remariée au premier ministre de son père. Dans ce temps-là, à ce qu’il paraît, la coutume existait, aux grandes noces, que le repas avait lieu avant d’aller à l’église. On avait invité beaucoup de monde, de tous les coins du royaume, et aussi des royaumes voisins. Quand le moment en fut venu, on se mit à table. La princesse, belle et parée magnifiquement, était entre son père et son fiancé. Vers la fin du repas, on chanta et on fit des récits plaisants, selon l’habitude. La princesse fut priée par son futur beau-père de dire aussi quelque chose, et elle parla de la sorte : — Monseigneur, donnez-moi votre avis, je vous prie, sur le cas que voici : J’avais un gentil petit coffret avec une charmante clef d’or. Mais, je vins à perdre la clef de mon coffret, et je la regrettai beaucoup. Alors, j’en fis faire une nouvelle. Mais, quand la nouvelle clef fut prête, je retrouvai l’ancienne, de sorte que j’ai aujourd’hui deux clefs, au lieu d’une. Cela m’embarrasse un peu. Je connais l’ancienne clef, elle était bonne et je l’aimais, et je ne sais pas ce que sera la nouvelle, dont je ne me suis jamais servie encore. Dites-moi, je vous prie, laquelle des deux clefs je dois garder, l’ancienne ou la nouvelle ? — Gardez votre ancienne clef, ma fille, puisqu’elle est bonne : pourtant, si vous me faisiez voir les deux clefs ? répondit le vieillard. — C'est juste, dit la princesse ; attendez un instant, et vous allez les voir. Et elle se leva de table, se rendit à sa chambre et revint un instant après, tenant par la main Iouenn Kerménou, et parla de la sorte : — Voilà la clef nouvelle ! et elle montrait du doigt le ministre qui devait l’épouser, — et voici l’ancienne, que je viens de retrouver ! Elle est bien un peu rouillée, parce qu’elle a été longtemps perdue ; mais, je la rendrai, sans tarder, aussi belle qu’elle le fut jamais. Cet homme est Iouenn Kerménou, mon premier mari, et le dernier aussi, car je n’en aurai jamais d’autre que lui ! Voilà tout le monde ébahi d’étonnement, en entendant ces paroles, et le ministre devint pâle comme la nappe qui était devant lui. La princesse prit encore la parole et conta tout au long les aventures de Iouenn Kerménou. Le vieux roi, furieux, se leva alors, et, s’adressant aux valets, il dit : — Faites chauffer le four, sur-le-champ, et qu’on y jette cet homme ! Et il désignait du doigt son premier ministre. On exécuta son ordre et le ministre fut jeté dans une fournaise ardente. Iouenn Kerménou et sa femme restèrent à la cour, et y vécurent désormais tranquilles et heureux. Au bout de neuf mois, la princesse accoucha encore d’un fils. Leur premier enfant était mort. Iouenn ne songeait plus à l’homme mort et au marché conclu entre eux pour le retirer de dessus son rocher désert, au milieu de la mer. Mais, quand le moment fut venu, au bout d’un an et un jour, un jour du mois de novembre que sa femme et lui étaient tranquillement auprès du feu, la mère chauffant son enfant, et lui les regardant, quelqu’un arriva inopinément dans la maison, ils ne surent comment, et dit : — Bonjour, Iouenn Kerménou ! La princesse fut tout effrayée, à la vue de cet inconnu, d’un aspect horrible. Iouenn reconnut l’homme mort qu’il avait arraché aux chiens. Celui-ci reprit : — Vous rappelez - vous, Iouenn Kerménou, que lorsque vous étiez seul sur votre rocher aride, au milieu de la mer, il y a de cela un an et un jour, vous me promîtes de me céder, pour retirer de là, une moitié de tout ce qui appartiendrait à votre femme et à vous, au bout d’un an et un jour ? — Je me le rappelle, répondit louenn, et je suis prêt a tenir ma parole. Et il demanda les clefs a sa femme, ouvrit toutes les armoires et tous les coffres où étaient leur or, leur argent, leurs diamants et leurs parures, et dit : — Voyez ! je vous donnerai du fond du cœur une moitié de tout ce que nous avons la, et ailleurs aussi. — Non, Iouenn Kerménou, ce n’est pas de ces biens-là que je demande et je vous les laisse tous ; mais, voici quelque chose de plus précieux et qui vous appartient encore à tous deux (et il montrait l’enfant entre les bras de sa mère), et une moitié m’en appartient aussi. — Dieu : s’écria la mère, en entendant cela, et en cachant son enfant dans son sein. — Partager mon enfant !... s’écria, de son côté, le père, saisi de terreur. — Si vous êtes homme de parole, reprit l’autre, songez à ce que vous m’avez promis, sur le rocher : que vous me céderiez, au bout d’un an et un jour, la moitié de tout ce qui appartiendrait eu commun à votre femme et à vous, et je pense que cet enfant est bien à vous deux ?... — Hélas ! c’est vrai, je l’ai promis, s’écria le malheureux père, les larmes aux yeux ; mais, songez aussi à ce que j’ai fait pour vous, quand votre cadavre avait été livré en pâture aux chiens, et ayez pitié de moil... — Je réclame ce qui m’est dû, une moitié de votre fils, comme vous me l’avez promis. — Jamais je ne permettrai que mon fils soit partagé en deux, emportez-le plutôt tout entier ! s’écria la mère. — Non, j’en veux la moitié seulement, selon nos conventions. — Hélas ! je l’ai promis et je dois tenir ma parole, dit Iouenn, en sanglotant et en se couvrant les yeux de sa main. L’enfant fut alors déshabillé tout nu et étendu sur le dos, sur une table. — Prenez maintenant un couteau, Iouenn Kerménou, et taillez-moi ma part, dit l’homme mort. — Ah ! je voudrais être encore sur le rocher aride, au milieu de la mer ! s’écria le malheureux père. Et, le cœur brisé de douleur, il leva le couteau sur son enfant, en détournant la tête. L’autre lui cria, en ce moment : — Arrête ! ne frappe pas ton enfant, Iouenn Kerménou ! Je vois clairement, à présent, que tu es homme de parole, et que tu n’as pas oublié ce que j’ai fait pour toi. Moi aussi, je n’ai pas oublié ce que je te dois, et que c’est grâce à toi que je vais maintenant en Paradis, où je ne pouvais aller, avant que mes dettes eussent été payées et que mon corps eût reçu la sépulture. Au revoir donc, dans le Paradis de Dieu, où rien ne m’empêche plus d’aller... Et il disparut alors. Le vieux roi vint à mourir, peu après, et Iouenn Kerménou fut roi à sa place. ==Notes du collecteur== Dans cette version, qui diffère beaucoup des deux précédentes, le Fidèle Serviteur est remplacé par un mort dont le cadavre avait été jeté à la voirie, et à qui le héros, Iouenn Kerménou, a fait donner une sépulture honorable. Les exemples de héros de contes populaires secourus par des morts restés sans sépulture et à qui ils ont fait rendre les derniers devoirs sont fréquents, et l’on en trouvera d’autres, dans ce recueil. [[Catégorie:Le fidèle serviteur - Contes populaires de Basse-Bretagne]] [[Catégorie:AT 0506]] [[Catégorie:Marguerite Philippe]]
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