Prince blanc (le)

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(Lilinho)
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Son NordTant aime9  Alors s'endormiront et l'oiseau et la rue,Gris-argent s'estompait la Nekerstorre e9trange Ai-je vu par ces ombres aux joies d'un fier Passe9,Ces Reusen falebuux, de9ambule9 silence  Un pe8re que tu ne peux pas oublierSon sang circule dans tes veinesUn he9ritage poe9tique
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Ce conte originaire de Basse-Bretagne a été collecté par François-Marie Luzel auprès de Jean le Person et publié dans le numéro 1-9 de la Revue des Traditions Populaires.
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== Texte intégral ==
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Il y avait une fois un pauvre homme qui avait déjà fait faire vingt baptêmes. Dieu lui envoya pourtant un vingt-et-unième enfant.
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Comme tous ses parents, ses amis et ses voisins avaient déjà été parrains chez lui, il n'en trouvait plus pour ce dernier venu, et il
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en était fort peiné. Il trouvait bien une marraine, la servante du manoir voisin, car la Dame et sa fille avaient refusé net. Comme
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il allait sur la route, à la recherche d'un parrain, il rencontra un beau Prince, tout habillé de blanc et monté sur un beau cheval, également blanc.<br/>
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— Vous paraissez contrarié, mon brave homme, lui dit le Prince.<br/>
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— Oui sûrement, mon Prince, et ce n'est pas sans raison; il vient de me naître un enfant, c'est le vingt-et-unième que le bon Dieu m'envoie, et je ne lui trouve plus de parrain.<br/>
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— Avez-vous une marraine ?<br/>
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— Oui, la servante du manoir.<br/>
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— Eh! bien, allez au manoir et dites à la marraine de se trouver demain matin, à dix heures, dans le porche de votre
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église; moi, je m'y trouverai aussi, et je serai le parrain de votre enfant. Quand la Dame apprendra que vous avez trouvé un
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Prince pour parrain, elle voudra envoyer sa fille. Mais dites que c'est la servante qu'il vous faut, et non la Demoiselle.
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Cela dit, le Prince continua sa route, et l'homme courut au manoir.<br/>
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— J'ai un parrain! dit-il, en y arrivant, tout essoufflé.<br/>
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— Et qui donc ? demanda la Dame.<br/>
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— Un beau Prince, que j'ai rencontré sur la route.<br/>
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— Un Prince ? ma fille sera alors la marraine.<br/>
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— Sauf votre grâce, le Prince a dit qu'il voulait votre servante.<br/>
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— Eh bien ! qu'elle y aille; ce doit être un triste Prince, puisqu'il veut nommer un enfant avec une servante pour commère.
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Le lendemain matin, à dix heures, le père et la marraine étaient dans le porche, avec l'enfant, quand arriva le Prince, tout habillé
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de blanc, et monté sur un beau cheval, également blanc. On appela le recteur, et l'enfant fut baptisé et nommé Emmanuel. Le baptême terminé, le Prince dit à sa commère :<br/>
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— Vous êtes venue ici sans le bon gré de votre maîtresse, et quand vous rentrerez au manoir, vous recevrez votre congé,
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mais ne vous inquiétez pas de cela. Voici d'abord cinq cents écus que je vous prie de prendre, et quand vous en aurez besoin d'autres, je ne vous oublierai pas. Et vous, compère, dit-il au père,
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voici cinq mille écus, pour élever mon filleul. Envoyez-le à l'école, quand il sera d'âge à y aller, et, quand il aura dix ans, je viendrai le voir. Puis, il partit.
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L'enfant venait à merveille. A l'âge de six ans, il commença d'aller à l'école, et il apprenait très bien. Tous les matins, il allait
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seul à une abbaye qui était dans le voisinage, emportant dans un panier son dîner ; et le soir, il revenait de même à la maison.
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Mais tous les jours, dans le trajet de sa maison à l'abbaye, un chien barbet noir l'attendait, et, prenant son petit doigt dans sa
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bouche, il le suçait, et le conduisait ainsi jusqu'à la porte de l'école. Le père ne tarda pas à s'apercevoir que son fils maigrissait,
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et devenait tout triste et maladif; et il en était fort inquiet. Il avait beau lui demander ce qui le rendait si triste et le faisait maigrir ainsi, l'enfant répondait toujours : —Je ne sais pas.
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Le jour où ses dix ans furent révolus, son parrain, le Prince Blanc, arriva, comme il l'avait promis.<br/>
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— Eh ! bien, et mon filleul ? demanda-t-il en arrivant.<br/>
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— Il est allé à l'école, répondit le père. Ses maîtres sont très contents de lui, il apprend bien; mais j'ai beau le soigner et le
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nourrir de mon mieux, au lieu d'engraisser et d'avoir bonne mine, comme cela devrait être, il est tout chétif et tout triste, et je ne sais vraiment pas ce qui en est la cause.<br/>
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— Oh ! moi, je le sais fort bien; je vais le chercher à son école.<br/>
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Et le Prince se rendit à l'abbaye.<br/>
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— Comment va mon filleul ? dit-il à l'abbé; apprend-il bien ?<br/>
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— S'il apprend bien! nous n'avons jamais vu d'enfant pareil; nous n'avons plus rien à lui apprendre.<br/>
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— Je vais l'emmener, alors. Veux-tu venir avec ton parrain ?<br/>
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— Je ne demande pas mieux, répondit l'enfant.
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Le Prince remercia les pères, et emmena l'enfant. A la porte de l'abbaye, son cheval blanc l'attendait ; il monta dessus, prit son filleul sur ses genoux, et aussitôt le cheval s'éleva avec eux en l'air,
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si haut, si haut, qu'on les eut bientôt perdus de vue. Ils descendirent dans une grande avenue, auprès d'un beau château; l'avenue était plantée d'arbres qui ne dépassaient pas la taille d'un homme.
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— Vois, filleul, la belle porte en or qui ferme la cour de mon château! la cour est toute pavée d'argent, et le château est tout
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en or et en diamants. Dans le jardin, est aussi une fontaine merveilleuse. Mais garde-toi bien d'aller te mirer dans l'eau de
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cette fontaine, car tu mourrais à l'instant. Mange et bois, puis, va te coucher, et demain je te dirai ce que tu auras à faire.
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Le lendemain matin, quand Emmanuel eut déjeuné, son parrain l'emmena dans le jardin et lui dit :<br/>
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— Vois-tu là-bas cette haute montagne ?<br/>
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— Oui, parrain, je la vois.<br/>
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— Eh! bien, il faut qu'avant le coucher du soleil tu l'aies nivelée, de manière à ce qu'il y ait une belle plaine là où elle est maintenant.<br/>
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— C'est plus facile à dire qu'à faire cela; mais au moins me donnerez-vous les outils nécessaires.<br/>
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— Oui, voilà une pioche, une pelle et une brouette.
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Emmanuel partit avec la pelle, la pioche et la brouette. Arrivé au pied de la montagne, il la contemplait, en se disant :<br/>
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— Il faut que mon parrain plaisante, ou qu'il ait perdu la tête ; niveler cette montagne, avant le coucher du soleil ! autant vaut dormir, la chose n'en sera faite ni plus vite, ni plus tard.<br/>
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Et il se coucha sur le gazon à l'ombre d'un chêne, et dormit, comme s'il eût été dans son lit.
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À midi, la fille aînée du château vint lui apporter à dîner; et, le voyant qui dormait tranquillement, elle le réveilla et lui dit :<br/>
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— Comment, vous dormez ?<br/>
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— Et n'est-ce pas ce que j'ai de mieux à faire? Je serais bien fou en vérité de vouloir niveler cette montagne, avant le coucher du soleil, et mon parrain plaisante, sans doute.<br/>
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— Votre parrain ne plaisante pas, et si la montagne n'est pas nivelée, avant le coucher du soleil, il n'y a que la mort pourvous. Mais si vous voulez me promettre de m'être fidèle jusqu'à la mort, je vous tirerai d'embarras, et le travail sera terminé à temps. Me serez-vous fidèle jusqu'à la mort ?<br/>
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— Oui, jusqu'à la mort.<br/>
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— Eh bien ! écoutez-moi bien, et faites exactement comme je vais vous dire. Gravissez la montagne, jusqu'au sommet. Arrivé là, vous apercevrez une énorme taupinière. Non loin de là se
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trouve une fontaine. Arrosez la taupinière avec de l'eau de la fontaine, et vous la verrez se fondre et disparaître peu à peu; puis,
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la montagne s'affaissera aussi, jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement nivelée. Au coucher du soleil, vous reviendrez au château, et vous
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pourrez parler, sans peur; et même grossièrement, à mon père, car j'en sais aussi long que lui, et, peut-être, un peu plus long.
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Emmanuel fit exactement comme il lui avait été recommandé. Il gravit la montagne, arrosa la taupinière qu'il y trouva, avec de l'eau de la fontaine, et la taupinière s'abaissa et disparut, à mesure qu'il l'arrosait, puis la montagne, si bien qu'au coucher du soleil, on ne voyait plus là qu'une immense plaine.
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Emmanuel s'en revint alors au château, en sifflant et en chantant, comme un ouvrier content de sa journée.<br/>
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— Eh ! bien, filleul, le travail est-il fait ? lui demanda son parrain, étonné de le voir revenir si joyeux.<br/>
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— Oui, vieux singe, tout est terminé.<br/>
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— Ce n'est pas possible.<br/>
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— Regardez plutôt, si vous verrez encore votre montagne.<br/>
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Et il leva le nez en l'air, et ne vit plus, de montagne.<br/>
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— Eh! bien, va-t'en souper, et demain matin, je te trouverai encore de quoi t'occuper.
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Et il alla souper, puis se coucher, et dormit fort bien.
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Cependant la fille puînée dit à,son père :<br/>
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— Il ne lui a pas été difficile, à cet homme, de sortir victorieux de l'épreuve, puisque c'est ma soeur aînée qui a tout fait, car, vous savez qu'elle en sait long, en fait de magie. Mais demain, je veux aller, à mon tour, lui porter à dîner, et nous verrons s'il se tirera aussi facilement d'affaire.<br/>
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— Oui, ma fille, tu iras lui porter à dîner.
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Le lendemain matin, le maître du château dit à Emmanuel :<br/>
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— Allons, tu as bien déjeuné, n'est-ce pas ? au travail à présent !<br/>
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Et il le conduisit à un grand étang, qui était auprès du château :<br/>
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— Voilà un étang qui est rempli de poissons. Il faut avant, le coucher du soleil, le vider avec ce tamis et que tu m'en apportes tous les poissons.<br/>
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— C'est bien, parrain, je tâcherai de vous contenter.
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Il plongea deux ou trois fois son crible dans l'eau, pendant que son parrain était là, et celui-ci riait dans sa barbe, en le voyant faire. Mais dès qu'il fut parti, il se mit à dormir, à l'ombre.
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À midi, la fille puînée vint lui apporter à dîner, et le voyant qui dormait sous un buisson, elle le réveilla, en le heurtant du pied.<br/>
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— Eh bien ! grand paresseux, et le travail ? pensez-vous donc qu'il se fera de lui-même? Ah! vous devez être bien contrarié que ma soeur aînée ne soit pas venue, aujourd'hui, vous apporter à dîner !<br/>
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— Donnez-moi vite ma soupe, et laissez-moi la paix.
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Et il mangea sa soupe, puis il jeta à la figure de la jeune fille ce qu'il en restait au fond de l'écuelle. Celle-ci accourut, en pleurant, s'en plaindre à son père.<br/>
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— Consolez-vous, ma fille, ce soir, quand il arrivera, il ne sera pas si fier, et son affaire est claire.
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Cependant, la fille aînée retourna, dans l'intervalle, auprès d'Emmanuel, et lui dit :<br/>
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— Vous avez bien fait de traiter ainsi ma soeur. Mais il faut nous mettre au travail, car le jour avance. L'épreuve est plus difficile que celle d'hier. Il faut que vous me coupiez la tête de dessus mon corps; puis, vous la prendrez par les cheveux, et la jetterez le plus loin que vous pourrez dans l'étang. Vous recueillerez dans votre chapeau tout le sang qui coulera de mon corps, sans en laisser tomber une seule goutte par terre.<br/>
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— Dieu ! que dites-vous là? Je n'aurai jamais le coeur de vous couper la tête.<br/>
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— Il le faut, pourtant, ou nous sommes perdus tous les deux. Tenez, voilà un couteau ; du courage, et ne craignez rien.
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Emmanuel prit le couteau, s'arma de tout son courage, et trancha la tête de la jeune fille. Puis, la prenant par les cheveux, il la jeta le plus loin qu'il put dans l'étang. Aussitôt, tous les poissons vinrent au rivage, et se laissèrent prendre à la main. La tête vint aussi, quand il n'y eut plus de poissons dans l'étang, et elle dit :<br/>
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— Hélas! vous avez failli me perdre, et vous perdre vous-même! Vous avez laissé tomber à terre quelques gouttes de mon sang. Replacez, vite, ma tête sur mon corps et versez-moi dans la bouche le sang que vous avez recueilli dans votre chapeau.
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Il replaça la tête sur le corps et versa le sang dans la bouche.<br/>
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— Laissez-moi dormir un peu, maintenant, car je suis bien faible; le sommeil me donnera des forces. Quand vous rentrerez au château, au coucher du soleil, vous prendrez un poisson dans chaque main, en disant aux autres de vous suivre, et ils viendront tous après vous. Et quand vous arriverez, parlez hardiment, insolemment même, à mon père. Jetez-lui les poissons à la figure.
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Au coucher du soleil, Emmanuel prit un poisson dans chaque main et se dirigea vers le château. Et tous les autres poissons de l'étang se mirent à le suivre, en si grande quantité, que la route en était toute couverte. Le Prince Blanc l'attendait, avec sa seconde fille, sur le seuil de la porte de la cour. Ils furent grandement étonnés de ce qu'ils virent.
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— Ah ! il vous faut du poisson, mon parrain ? tenez, en voilà ! Et il lui jeta à la figure les deux qu'il avait dans ses mains. En voulez-vous encore? et encore?<br/>
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Et il lui en jeta tant et tant, à lui et à sa fille, qu'ils crièrent bientôt :<br/>
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— Assez! assez! grâce!<br/>
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Et il cessa, alors. <br/>
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— Allez dîner, puis vous coucher, filleul, lui dit le Prince Blanc, et demain matin, je vous trouverai de quoi vous occuper.<br/>
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Et Emmanuel soupa, puis se coucha, et dormit fort bien.
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Le lendemain matin, son parrain lui dit :<br/>
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— J'ai un château qui n'a pas son égal au monde, tu le sais bien. Les portes en sont d'or massif, la cour est toute pavée d'argent, les murailles sont en acier poli, et l'intérieur est tout resplendissant de diamants ; et pourtant, une chose me tourmente : c'est que le soleil ne luit jamais sur mon château. Il faut aller trouver le Père-Éternel<ref>Ailleurs, le Soleil; le Père-Éternel est ici une substitution chrétienne, dans une fable toute païenne.</ref>, pour lui demander quelle en est la cause.<br/>
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— C'est bien, j'irai! répondit Emmanuel.
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Il se rendit auprès de la fille aînée du magicien et lui dit :<br/>
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— Votre père me commande, à présent, d'aller trouver le Père-Éternel, et de lui demander ce qui est cause que le Soleil ne paraît jamais sur son château. Comment et par où aller là?<br/>
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— Hélas ! Je n'en sais rien, et pourtant, il faudra bien y aller. Mettez-vous en route avec confiance, Dieu vous conduira. Après avoir marché longtemps, vous vous trouverez au pied d'une haute montagne, appelée le mont Sinaï. Il vous faudra gravir péniblement cette montagne, et de l'autre côté, vous trouverez la mer. Vous verrez là un passeur, dans son bateau, et il vous conduira de l'autre bord. Je ne puis vous en dire plus long; mais allez, à la grâce de Dieu, et ayez confiance.
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Emmanuel partit. Il allait, il allait, au hasard, et à tous ceux qu'il rencontrait, il demandait le chemin pour aller chez le Père-Éternel. Mais personne ne pouvait le renseigner à ce sujet, et plusieurs se moquaient de lui et le prenaient pour un pauvre innocent (un fou). Après avoir marché pendant deux ans entiers, il se trouva un jour dans un chemin creux et étroit, où il vit deux arbres,
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un de chaque côté de la route, qui s'entrechoquaient si violemment que leur écorce et des esquilles de bois en jaillissaient en l'air. On
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aurait dit deux hommes qui se battaient, et ils semblaient même parfois faire entendre des cris de douleur, comme des cris humains. Il était impossible de passer, sans être broyé entre eux.
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Emmanuel s'arrêta un peu à les considérer, mais comme il ne pouvait passer d'un côté ou de l'autre, il dit :<br/>
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— Cessez un moment, je vous prie, pour me laisser passer.<br/>
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— Oui, si tu nous dis pourquoi, depuis six cents ans, on nous force de nous battre ainsi, impitoyablement ?<br/>
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— Je vais chez le Père-Eternel, et je le lui demanderai.<br/>
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— Passez alors.<br/>
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Et ils le laissèrent passer, sans mal.
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Plus loin, il rencontra, toujours dans le même chemin, une vieille femme qui filait, et son rouet barrait le chemin.<br/>
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— Mettez un peu votre rouet dans le sens opposé, s'il vous plaît, grand'mère, pour que je puisse passer.<br/>
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— Oui, si tu me dis pourquoi l'on me retient à filer, ici, depuis huit cents ans.<br/>
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— Je vais chez le Père-Eternel, et je le lui demanderai.<br/>
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— Passe, alors.<br/>
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Et elle écarta un peu son rouet et le laissa passer.
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Il arriva ensuite sur le rivage de la mer; il ne pouvait aller plus loin, à pied. Heureusement qu'il vit là un vieillard, dans une petite barque, qui paraissait attendre les passants.<br/>
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— Auriez-vous la bonté de me passer, grand-père? demanda-t-il.<br/>
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— Oui, si tu me dis pourquoi on me retient ici, depuis neuf cents ans, et si j'ai longtemps à y rester encore.<br/>
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— Je vais chez le Père-Éternel et je le lui demanderai.<br/>
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— Entrez alors dans ma barque, et vous passerez la mer Rouge.
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Et il lui fit passer la mer Rouge. Il arriva alors au pied d'une montagne très haute et très escarpée. Il eut toutes les peines du
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monde à la gravir. Enfin, il arriva sur le sommet, en s'aidant des pieds et des mains, et là, dans une grande et belle plaine, il vit un
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nombre immense de petits agneaux, qui bondissaient et qui chantaient. Mais leurs chants étaient tristes. Il poussa plus loin, et se
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trouva devant une belle chapelle. La porte en était fermée, il frappa, et un vieillard vint lui ouvrir. C'était Saint-Pierre.<br/>
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— Salut, Père-Eternel ! lui dit-il, en le voyant.<br/>
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— Je ne suis pas le Père-Eternel, mon fils; je suis Saint-Pierre, et c'est ici ma maison. Mais un peu plus loin, vous trouverez une
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autre chapelle, bien plus belle que celle-ci; c'est la chapelle du Paradis, et là, vous verrez le Père-Eternel, sur son trône.
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Il poussa plus loin, et vit la chapelle dont lui avait parlé Saint-Pierre. Quelle belle chapelle, mon Dieu! La porte en était fermée.
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Son coeur tremblait d'émotion. Il frappa, pourtant, tout doucement. La porte s'ouvrit, et il sortit de ce lieu une lumière si éclatante, qu'il en fut tout ébloui et resta sans pouvoir parler.<br/>
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— Bonjour à vous, Père-Eternel.<br/>
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— Bonjour, mon petit enfant chéri.<br/>
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— Mon parrain, le Prince Blanc, m'a envoyé vous demander pourquoi le Soleil ne paraît jamais sur son château si beau ?<br/>
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— Ah! c'est que le Prince Blanc s'imagine qu'il n'existe personne de plus puissant que lui, parce qu'il est un grand magicien ; mais
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son erreur est grande. C'est moi qui ai créé l'or, l'argent, les perles et les diamants qui ornent son château, ainsi que tout ce qui est
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au monde ; c'est moi qui suis le maître du soleil, et nul autre que moi ne peut lui commander. Dis-lui cela, de ma part; et pour lui
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prouver que tu as été jusqu'à moi, et que je suis vraiment le maître, dis-lui encore que, pendant quinze jours, je ferai luire le soleil sur son château, après quoi il n'y paraîtra plus !<br/>
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— J'ai encore autre chose à vous demander, Père Eternel, puisque je suis venu jusqu'à vous : Que signifient les petits agneaux
 +
que j'ai vus, dans une plaine, non loin d'ici, et dont les chants sont si tristes ?<br/>
 +
— Ce sont, mon fils, les enfants morts sans baptême, et qui seront privés de la vue de Dieu, jusqu'à la fin du monde.<br/>
 +
— J'ai aussi rencontré un vieux passeur, qui m'a fait passer la mer, dans sa barque, à la condition que je vous demanderais s'il ne doit pas être délivré bientôt de sa pénitence.<br/>
 +
— Dis-lui qu'il sera délivré, quand il aura trouvé un autre pour prendre sa place. Mais ne le lui dis pas avant qu'il t'ait passé, ou il te forcera de rester à sa place.<br/>
 +
— Et la vieille fileuse que j'ai rencontrée, dans un chemin creux, barrant le passage avec son rouet ?<br/>
 +
— Celle-là a profané le dimanche. Dimanches et jours de fête, elle filait, comme les jours ordinaires ; et maintenant, elle devra
 +
filer jusqu'à ce qu'elle ait tué quelqu'un, d'un coup de quenouille.
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Mais ne lui dis cela que quand elle t'aura laissé passer, car autrement, elle te tuerait.<br/>
 +
— Et les deux arbres que j'ai vus s'entrechoquant et se battant ?<br/>
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— Ceux-là sont deux époux qui se querellaient et se battaient constamment, quand ils étaient en vie ; et à présent ils doivent continuer de se battre sans relâche, jusqu'à ce qu'ils aient tué un
 +
homme entre eux. Mais ne leur dis pas cela avant d'avoir passé, autrement ils te tueraient toi-même.<br/>
 +
— Merci bien, Père-Eternel; maintenant je vais retourner chez le Prince Blanc, et dire à chacun ce qui le concerne.<br/>
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— Va, mon fils, et tâche de revenir me voir, après ta mort.
 +
 
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Et il se remit en route, pour s'en retourner. Arrivé auprès de la mer, le Passeur l'attendait :<br/>
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— Ah ! te voilà de retour ? lui dit-il.<br/>
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— Oui, me voilà de retour.<br/>
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— Et tu as vu le Père Eternel.<br/>
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— Oui, je l'ai vu.<br/>
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— Eh! bien, pourquoi me retient-il ici, depuis 900 ans?<br/>
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— Passez-moi d'abord, et je vous le dirai ensuite.<br/>
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— Non, je ne te passerai que lorsque tu me l'auras dit.<br/>
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— Alors, vous ne me passerez pas, et vous ne saurez rien.<br/>
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— Eh! bien, entre dans ma barque, je vais te passer.
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Et il entra dans la barque. Quand ils furent au milieu du passage :<br/>
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— Dis-moi, ici, ou je vais te jeter à l'eau.<br/>
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— Vous ne sauriez vous y prendre plus mal, car lorsque vous m'aurez noyé, il est certain que je ne pourrai vous rien apprendre.
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Il le conduisit jusqu'à l'autre bord.<br/>
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— Dis-moi, maintenant que te voilà passé.<br/>
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— Vous devez rester là, jusqu'à ce que vous ayez trouvé un autre pour prendre votre place.<br/>
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— Ah! que ne l'ai-je su plus tôt! il passe si peu de monde par ici ! un homme tous les trois cents ans, peut-être.
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Emmanuel poursuivit sa route, et arriva à la vieille fileuse, qui barrait toujours le chemin, avec son rouet.<br/>
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— Eh! bien, mon fils, as-tu fait heureusement ton voyage!<br/>
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— Très heureusement, grand-mère.<br/>
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— Et tu as demandé au Père Eternel pourquoi il me retient ici ?<br/>
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— Oui, je le lui ai demandé.<br/>
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— Et il te l'a dit?<br/>
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— Il me l'a dit.<br/>
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— Pourquoi donc, mon fils chéri?<br/>
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— Ah ! laissez-moi passer d'abord, et je vous le dirai ensuite.<br/>
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— Non, dis avant, mon petit coeur.<br/>
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— Je ne puis le dire qu'après être passé.<br/>
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— Eh! bien, passe.<br/>
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Et elle écarta son rouet, pour le laisser passer. Emmanuel lui dit alors :<br/>
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— Vous êtes là, depuis 800 ans, pour avoir profané les dimanches et les jours de fêtes, et vous y resterez encore, filant, filant toujours,
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jusqu'à ce que vous ayez tué quelqu'un avec votre quenouille.<br/>
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— Ah! malheur! si j'avais su!. Il passe si peu de monde par ici !
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Un peu plus loin, Emmanuel trouva les deux arbres, qui s'entrechoquaient et se battaient pis que jamais.<br/>
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— Eh! bien, lui dirent-ils, sais-tu pourquoi nous nous battons ainsi, sans cesse ni repos, depuis six cents ans?<br/>
 +
— Oui, je le sais.<br/>
 +
— Tu vas nous le dire, n'est-ce pas ?<br/>
 +
— Oui, quand vous m'aurez laissé passer.<br/>
 +
— Dis-nous avant.<br/>
 +
— Non, je ne le dirai qu'après avoir passé.<br/>
 +
— Eh ! bien, passe alors, vite.<br/>
 +
Et il passa, et leur dit :<br/>
 +
— Vous êtes deux époux qui vous êtes querellés et battus toute votre vie, et vous ne devez cesser de vous quereller et de vous battre, que lorsque vous aurez tué un homme entre vous deux !<br/>
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— Ah ! si nous l'avions su plus tôt !<br/>
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— Oui, vous m'auriez écrasé entre vous, n'est-ce pas ? Merci ! j'aime autant que ce soit un autre.
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Et il continua sa route. Il arriva enfin chez son parrain.
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Le Prince Blanc lui demanda aussitôt qu'il le vit :<br/>
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— Eh! bien, filleul, as-tu vu le Père-Éternel ?<br/>
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— Oui, parrain, je l'ai vu, et je lui ai parlé.<br/>
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— Et que t'a-t-il répondu ?<br/>
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— Il m'a dit : — Le Prince Blanc est un grand magicien, et il s'imagine pour cela qu'il n'existe personne de plus puissant que
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lui. Mais il se trompe. C'est moi qui ai créé l'or, l'argent, les perles et les diamants qui parent son château, ainsi que tout ce qui est
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dans le ciel et sur la terre ; c'est moi qui suis le maître du soleil, et nul autre que moi ne peut lui commander.<br/>
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— Tu n'as pas été jusqu'au Père-Eternel.<br/>
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— Pour vous prouver que j'y ai été, et que tout ce que je viens de vous dire est vrai, je vous annoncerai encore que le soleil paraîtra pendant quinze jours sur votre château, à partir de demain, et
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que, les quinze jours écoulés, il n'y paraîtra plus.<br/>
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— Si demain le soleil ne paraît pas sur mon château, il n'y a que la mort pour toi.
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Le lendemain matin, le soleil levant projeta ses rayons sur le château du magicien, et y resta pendant toute la journée; et il en
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fut ainsi, pendant quinze jours consécutifs. Le Prince Blanc en fut si content, si heureux, persuadé qu'il était que cela durerait toujours, qu'il dit à Emmanuel de choisir pour sa femme celle qu'il
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voudrait de ses trois filles.
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Elles étaient également belles toutes les trois, mais il choisit l'aînée, qui l'avait secouru. Les deux autres réclamèrent.
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Leur père dit alors : Demain je vous mettrai toutes les trois ensemble dans la même chambre, habillées absolument de la
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même manière, puis, Emmanuel sera introduit, ayant les yeux bien bandés, et il fera son choix.
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Or, elles se ressemblaient de tout point, si bien que leur père même s'y trompait souvent.
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Dans la nuit, la fille aînée qui, pouvait se rendre invisible à volonté, vint trouver Emmanuel dans sa chambre et lui dit :<br/>
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— Voici un signe auquel vous me reconnaîtrez facilement. Mes soeurs auront leurs épingles placées horizontalement dans leurs vêtements, au lieu que les miennes seront placées verticalement.<br/>
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— C'est bien, je m'en souviendrai.
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En effet, le lendemain il reconnut facilement, trop facilement même, la fille aînée parmi ses soeurs, et celles-ci réclamèrent,
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disant qu'il y avait tricherie, et demandant qu'on recommençât l'épreuve.
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On convint donc que l'épreuve serait recommencée le lendemain.
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La fille aînée vint encore trouver Emmanuel, et lui dit :<br/>
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— Demain, pendant que vous nous tâterez, pour nous reconnaître, une petite mèche de cheveux se dénouera sur mon front, et vous me reconnaîtrez ainsi.
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Le lendemain donc, Emmanuel ayant encore reconnu sans peine l'aînée des trois soeurs, les deux autres réclamèrent encore et demandèrent une troisième épreuve.<br/>
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—Je le veux bien, dit le père, mais ce sera la dernière.
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La fille aînée revint trouver Emmanuel et lui dit :<br/>
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— Demain, dans la journée, je mangerai du miel. J'aurai soin d'introduire deux mouches à miel dans la chambre de l'épreuve :
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elles viendront voltiger et bourdonner autour de ma tête, et ainsi vous me reconnaîtrez encore facilement.
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Voilà donc, pour la troisième fois, les trois soeurs dans la chambre d'épreuve, habillées de tout point de la même manière.
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On introduisit Emmanuel. Il se mit à les tâter, l'une après l'autre, et il était bien embarrassé, car il n'entendait aucun bruit, aucun
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bourdonnement autour d'aucune d'elles. Il hésitait, il était parfois tenté de dire : Celle-ci ! puis il se retenait et recommençait son
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examen. Enfin, il allait se prononcer pour la plus jeune, il ouvrait déjà la bouche pour proclamer son choix, lorsqu'il entendit un
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petit frémissement d'ailes à sa gauche. Il se pencha de ce côté, prit la main de l'aînée, qui se trouvait là, et dit : — Celle-ci!<br/>
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— Elle est à toi! dit le Prince Blanc. Et il lui enleva son bandeau. Le jeune homme reconnut qu'il ne s'était pas trompé.<br/>
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— Mais, il faut faire la noce immédiatement, pendant l'absence de ma femme, qui est allée à la chasse aux âmes, car elle pourrait
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n'être pas contente, et alors rien ne serait fait, dit le Magicien.
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Et on célébra la noce, le jour même, et il y eut un grand festin.
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Mais, dans la nuit, le nouvelle mariée dit à son époux :<br/>
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— Il faut partir et quitter le château, cette nuit même. Mon père est grand sorcier et magicien; mais j'ai aussi étudié ses livres, et j'en sais
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aussi long que lui. Il n'y a que ma mère que je craigne; elle doit être sur le point d'arriver, et il faut que nous soyons partis, quand
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elle arrivera. Il n'y a donc pas de temps à perdre. Tout le monde dort, à présent, dans le château.
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Ils descendirent par la fenêtre, à l'aide de leurs draps de lit, prirent le meilleur cheval de l'écurie, montèrent dessus dos à dos et les voilà partis, au triple galop. Emmanuel montait à l'envers
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la figure vers la croupe du cheval, pour observer la route derrière eux.
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J'allais oublier de dire qu'en partant ils avaient emporté de l'écurie une étrille, un bouchon de paille et une éponge.
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La jeune sorcière demanda bientôt à son mari :<br/>
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— Ne vois-tu rien venir ? regarde bien.<br/>
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— Non, je ne vois rien encore.<br/>
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Et ils allaient comme le vent.
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Un instant après, elle demanda encore :<br/>
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— Ne vois-tu rien venir ? Dis-moi quand tu verras le ciel s'obscurcir.<br/>
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— Je vois un nuage noir qui vient sur nous.<br/>
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— C'est mon père qui accourt ! Jette vite le bouchon de paille.
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Il jeta le bouchon de paille par terre, et aussitôt trois cents meules de paille, très hautes et serrées les unes contre les autres,
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s'élevèrent là et barrèrent le passage. Le vieux Magicien fut bien étonné de voir tant de meules de paille, et il resta à les
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examiner. — Qu'est-ce que ceci signifie? se disait-il. — Il vit le bouchon de paille : — Tiens ! se dit-il, le bouchon de paille de
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mon écurie ! qui est-ce qui l'a apporté ici? je vais le porter à la maison. — Et il s'en retourna. Quand il arriva, sa femme, qui était
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de retour, et qui l'avait envoyé à la poursuite des fugitifs, lui dit :<br/>
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— Tu ne les ramènes donc pas? ne les as-tu pas vus?<br/>
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— Non, je n'ai vu que trois cents meules de paille, qui barraient le passage, et à côté, j'ai aperçu le bouchon de paille de notre écurie, et je suis venu le rapporter à la maison.<br/>
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— Imbécile! Mais c'étaient eux, qui s'étaient métamorphosés. Tu n'as qu'à retourner, et vite, car ils doivent être loin, à présent.
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Et le vieux sorcier reprit sa poursuite.
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Cependant nos deux jeunes époux n'avaient pas perdu de temps.<br/>
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— Regarde, ne vois-tu rien venir ? disait sans cesse la jeune sorcière à Emmanuel.<br/>
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— Si ! répondit celui-ci; le ciel s'obscurcit encore, et le chemin se remplit d'une fumée noire et épaisse, qui vient sur nous.<br/>
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— S'il y a de la fumée, il y a aussi du feu quelque part. C'est encore mon père qui vient après nous. Jette vite l'éponge.
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Il jeta l'éponge à terre, et aussitôt le cheval devint une chapelle, Emmanuel, sacristain dans la chapelle, et sa femme, prêtre à l'autel, prêt à célébrer la sainte messe !
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Le Magicien, arriva un instant après ; il fut étonné de voir cette chapelle, et s'arrêta pour l'admirer :<br/>
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— Voici, se dit-il, une chapelle que je n'avais pas encore vue ! Et, après l'avoir examinée extérieurement, il entra.<br/>
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— Voulez-vous me répondre la messe ? lui dit le prêtre.<br/>
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— Répondre la messe, moi, jamais !<br/>
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— Je vous prie de sortir, alors.
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Et il sortit. Il aperçut à terre l'éponge de son écurie.<br/>
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— Tiens ! se dit-il, l'éponge de mon écurie. Et qui donc l'a apportée ici ? Je vais la rapporter à la maison.
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Sa femme, le voyant revenir seul, lui dit :<br/>
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— Comment, tu reviens encore seul ?<br/>
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— Ma foi ! oui; je ne les ai pas vus.<br/>
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— Et qu'as-tu donc vu ?<br/>
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— J'ai vu une belle chapelle neuve, sur le bord de la route. Je suis entré dedans et je n'ai vu qu'un sacristain et un prêtre, au bas
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de l'autel, lequel m'a demandé si je voulais lui répondre la messe.<br/>
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— Imbécile ! le prêtre était ta fille, le sacristain, le ravisseur, et la chapelle, le cheval sur lequel ils sont partis. Retourne à leur poursuite, et sans perdre de temps, car ils n'en perdent pas, eux !
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Et le vieux Magicien retourna, en grommelant.
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Cependant Emmanuel et sa femme gagnaient du terrain; mais le cheval se fatiguait.<br/>
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— Regarde encore, ne vois-tu rien venir ? lui dit la magicienne.<br/>
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— Si ! Je vois encore une épaisse fumée, qui remplit le chemin et qui s'avance rapidement sur nous.<br/>
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— Il y a aussi du feu, quelque part ! jette vite l'étrille à terre.
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Il jeta l'étrille, et aussitôt une belle fontaine se trouva sur le bord de la route ! Le cheval fut métamorphosé en pierres de la fontaine,
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Emmanuel, en l'eau de la fontaine, et la jeune sorcière, en statuette de la Vierge, en une petite niche, au-dessus de l'eau.
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Le vieux Magicien arriva alors, tout essoufflé. Il vit la fontaine, à l'eau limpide et claire, et, comme il avait soif, il ne put résister à
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la tentation d'y boire. En relevant la tête, il aperçut la statuette de la Vierge, dans sa petite niche. Et il la trouva si jolie, qu'il fut tenté
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de la prendre et de l'emporter ; trois fois il étendit le bras, pour l'atteindre... et trois fois il le retira et fut retenu par la crainte d'être
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accusé de vol. En se retournant, il aperçut son étrille.<br/>
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— Tiens ! se dit-il, l'étrille de mon écurie ! et qui peut l'avoir apportée ici ? Je vais la rapporter à la maison.
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Et il s'en retourna, sans plus songer à poursuivre les fugitifs.<br/>
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— Encore seul ! cria sa femme en colère, en le voyant revenir. Tu ne les a donc pas vus ?<br/>
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— Ma foi! non; et pourtant je suis allé bien loin.<br/>
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— Et qu'as-tu donc vu?<br/>
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— J'ai vu, sur le bord de la route, une belle fontaine, que je ne connaissais pas, et comme j'étais fatigué, je me suis arrêté un peu
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pour y boire. Il y avait là, dans une niche, une petite statuette, qui était bien jolie, et j'avais bien envie de l'emporter.<br/>
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— Il fallait le faire, malheureux; cette statuette, c'était ta fille!<br/>
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— Comment, ma fille?<br/>
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— Eh! oui ; ta fille s'était changée en statuette, le ravisseur, en l'eau de la fontaine, et le cheval, en pierres de la fontaine! Mais
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tu ne sais donc rien? Le triste magicien que tu fais, vraiment! ta fille est bien plus forte que toi! Il faut que j'aille moi-même et il
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est grand temps que je parte, car ils vont sortir de nos domaines, et échapper à notre pouvoir ! Allons ! suis-moi.
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Et elle partit avec un vacarme de tous les diables.
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— Ne vois-tu rien venir ? dit Emmanuel à sa compagne ; et regarde bien, car c'est ma, mère qui viendra, cette fois.<br/>
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— Je vois le chemin tout rempli de fumée et de feu! Il tonne, il pleut, il vente... c'est un vacarme d'enfer!<br/>
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— C'est ma mère et mon père qui arrivent! Voici le moment décisif!
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Alors elle jeta en l'air une pelote de fil qu'elle avait, en retenant le bout du fil dans sa main. Elle, Emmanuel et le cheval furent
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enlevés au bout de ce fil, et changés en trois étoiles brillantes au firmament. Le Magicien et la Magicienne arrivèrent aussitôt. Ne
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voyant, ne trouvant plus rien, la Magicienne leva les yeux en l'air et reconnut les trois étoiles.
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— Ah ! s'écria-t-elle, en montrant le poing et en écumant de rage, tu es plus savante que moi, à ce que je vois, et tu m'échappes !<br/>
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— Oui je vous échappe, maudite sorcière, car vous ne pouvez pas, avec toute votre magie et votre sorcellerie, venir jusqu'ici, et
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vous ferez bien de vous en retourner au plus vite chez vous !
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C'est ce qu'ils firent. Ils partirent tous les deux au milieu du tonnerre, des éclairs et d'une tempête épouvantable.
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Les trois étoiles descendirent alors du firmament et reprirent leur forme naturelle ; et Emmanuel, sa femme et son cheval, poursuivirent tranquillement leur route, exempts de toute inquiétude,
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car le Prince Blanc et sa femme avaient perdu leur pouvoir.
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En arrivant dans son pays, Emmanuel trouva encore son père en vie. La jeune Magicienne fut baptisée ; elle renonça à sa science réprouvée et le mariage fut aussitôt célébré.
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Il y eut une noce magnifique, des festins, des jeux et des danses pendant un mois entier. Les pauvres gens ne furent pas oubliés ;
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tous les jours il y avait table ouverte pour les laboureurs de terre, les artisans et jusqu'aux moindres chercheux de pain.
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J'aurais bien voulu me trouver là; au moins aurais-je assisté, une fois en ma vie, moi, pauvre mangeur de bouillie et de patates, à un festin de château !
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<references/>
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[[Catégorie: Conte merveilleux]]
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[[Catégorie: AT 0313]]
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[[Catégorie: Revue des Traditions Populaires, année 1886]]
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[[Catégorie: François-Marie Luzel]]

Version actuelle en date du 14 juin 2012 à 09:52

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