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La nouvelle du mois : "Abondance"

Abondance. Une station perdue aux confins du système solaire. Loin, très loin des vieilles planètes. De l'Ancien Monde. Un endroit isolé, où chacun tente de survivre. Où tout le monde se connaît.
Mais un jour, un homme mystérieux arrive à Abondance. Et Pégase, une bioingénieure, se demande ce qu'il cherche à bord…
« Abondance » est une nouvelle longue se déroulant dans un décor unique et gigantesque, mêlant mystère, space opéra et western spatial, pour tous les amateurs de science fiction fascinés par la conquête spatiale.
Le premier jour de chaque mois, je vous propose une de mes nouvelles, disponible gratuitement sur ce blog, pendant un mois. “Abondace” est également disponible en version ebook et papier chez la plupart des vendeurs.
En entrant dans l’immense hangar de culture où les algues étaient en train de mûrir, Pégase frissonna. Elle aimait travailler ici, parce qu’il y faisait beaucoup plus frais que dans le reste de la station. L’atmosphère y était parfaitement régulée. Ni trop sèche, ni trop humide. C’était nécessaire, pour que les milliers de mètres cubes d’algues qui lui faisaient face poussent dans des conditions optimales.
Et puis, ce silence… C’était à peine si l’on entendait le vrombissement des plateaux. Et être seule au milieu d’un espace aussi grand était un luxe qu’on ne rencontrait pas partout sur la station. Ici le plafond était au moins à dix mètres de hauteur !
À ce que Pégase avait entendu dire, dans les nouveaux quartiers qu’on était en train de construire à la périphérie de la station, on expérimentait de nouveaux matériaux. Des cloisons plus épaisses, qui isolaient des bruits alentour et qui permettaient de maintenir un peu partout une température constante et agréable. Pendant quelque temps, les nouveaux quartiers ressembleraient à une verrue difforme à la surface de la station parfaitement sphérique, mais ce serait temporaire. Peu à peu, on continuerait d’agrandir la station, jusqu’à ce qu’elle retrouve sa forme d’origine.
Mais pour l’instant, tout ça ne concernait pas vraiment Pégase. Elle n’était pas invitée à habiter dans les nouveaux quartiers. Ils étaient réservés aux membres du Conseil et à leur famille. Pégase, elle, devrait se contenter de son petit appartement surchauffé et bruyant, près du cœur.
Ici, au moins, dans le hangar de production alimentaire, elle se sentait bien. Parfois, quand elle était sûre que personne ne passait dans le coin, elle se prenait même à chantonner ces vieux airs que sa grand-mère lui chantait lorsqu’elle était enfant. Des chansons du fond des âges. Du temps où ses ancêtres n’avaient pas entrepris la grande migration. Du temps où ils vivaient encore sur les grandes planètes et les grandes lunes. Celles du système solaire interne. Europe. Mars. La Terre.
On y disait que, dans le temps, la Terre était tellement belle. Qu’il y avait fait tellement bon vivre. Il n’y avait même pas de dôme au-dessus des villes, à l’époque. L’atmosphère de la planète était suffisante pour en protéger les habitants et y abriter la vie.
Les planètes avaient l’air tellement grandes ! Et leurs dômes tellement hauts ! Plusieurs milliers de mètres, disait-on. On ne s’y marchait pas dessus. Chacun avait de l’espace pour lui. Plus d’espace encore que sur Cornucopia, l’immense station sur laquelle Pégase était née, en bordure de la ceinture de Kuiper. Avant de venir ici, avec toute sa famille, sur Abondance, une station austère, sinistre, aux parois extérieures noires comme le charbon, loin du Soleil, loin des planètes les plus lointaines, loin de tout. Perdue à la bordure du nuage de Hills. Au fin fond du système solaire. Loin, trop loin de la lumière rassurante de l’étoile. Là où il n’y avait rien. Rien que du vide. Et des tonnes d’astéroïdes, et encore plus de comètes. Des corps célestes par milliers, bourrés d’eau et de minerais.
Évidemment, elle et sa famille vivaient mieux ici. Ils n’avaient plus à craindre les lendemains difficiles. Les minerais qu’on pouvait extraire dans ce secteur étaient tellement rares dans le système interne ! Tellement recherchés ! Il ne se passait pas trois mois sans qu’une navette en provenance du système interne ne vienne échanger sa cargaison pleine de vivres et de nouveautés contre un chargement de minerais. Pégase et les siens mangeaient à leur faim, désormais. Mais à quel prix…
Pégase observa les immenses plateaux qui lui faisaient face. Des étendues de cubes verts d’un mètre de côté, empilés les uns sur les autres, à perte de vue. Le hangar devait bien faire mille mètres carrés de surface. Et il fallait bien ça pour nourrir les vingt mille âmes qui peuplaient la station.
Les immenses machines de régulation réparties dans le hangar vrombissaient normalement. Les épais tuyaux rouges enchevêtrés qui servaient à faire transiter les fluides étaient intacts et d’une propreté irréprochable. Sur les parois de cristaux liquides, les écrans indiquaient que tout allait bien. L’odeur d’iode lui semblait normale. Tout allait pour le mieux.
La culture d’algues d’Abondance se portait à merveille. Les cellules semblaient se développer de plus en plus vite, désormais. Pégase était satisfaite. C’était elle qui avait sélectionné cette nouvelle souche. Une nouvelle variété. Plus robuste. Plus riche en protéines. Plus digeste. Et, avec un peu de chance, elles auraient un meilleur goût que la souche d’origine.
Encore quelques années de raffinements successifs, et sur Abondance, on mangerait aussi bien que dans les territoires du système interne. Bientôt, on n’exporterait pas seulement des minerais, on exporterait aussi de la nourriture. La sienne. Celle qu’elle avait créée. Elle en était certaine. Et elle en était fière.
Et alors, Abondance pourrait conserver ses précieux minerais pour elle. Les utiliser, construire des machines haut de gamme, et innover, encore et encore. La station s’agrandirait. Les gens viendraient s’y installer, nombreux. On n’y manquerait pas de place. Il y aurait des appartements spacieux pour tout le monde, pas seulement pour les membres du Conseil.
Peut-être même qu’un jour, Abondance serait grande comme une planète. On pourrait se déplacer à sa surface, et y observer directement l’espace infini. On y construirait des dômes, des dômes tellement immenses qu’on n’en verrait pas le sommet. Et on n’y manquerait de rien, de rien du tout, et la station aurait enfin mérité son nom.
Enfin, ce ne serait pas pour tout de suite.
Pégase frôla la surface de la paroi argentée et un doux son de cloche retentit autour d’elle. Elle dit d’une voix forte :
— Extraction.
Vers le fond du hangar, un des plateaux argentés, sur lequel était posé un cube vert, sortit de son emplacement, se posa au sol, remonta l’allée centrale, et se dirigea en silence vers Pégase, dans un mouvement aussi fluide que lent.
C’était le plus mûr. Celui qui était le plus propre à la consommation. Les autres n’avaient pas encore fini de croître.
Quand le cube fut arrivé à ses pieds, il s’arrêta. Pégase l’inspecta du regard. Tout semblait normal.
Quoique…
La couleur était inhabituelle. Pas uniforme. Et plus sombre que d’habitude. Elle tirait un peu sur le marron.
Pégase fronça les sourcils. Si sa nouvelle souche était impropre à la consommation, alors ce serait une catastrophe. Les habitants devraient se contenter de rations de graisses et de vitamines pour survivre, jusqu’à l’arrivée de la prochaine navette. Plus personne ne lui ferait confiance à bord. On ne la laisserait plus s’occuper de gérer l’alimentation ici. On ne la laisserait plus s’occuper de rien du tout. Elle deviendrait une charge pour sa famille. Et alors, qu’est-ce qu’elle ferait ? Faudrait-il qu’elle émigre, une fois encore ? Pour aller où ?
Allez. Pas de panique. Peut-être que tout était normal. Il fallait qu’elle arrête de toujours penser au pire.
Elle approcha son nez et huma le bloc, à hauteur de la tâche. L’odeur paraissait normale.
Elle effleura l’écran à côté d’elle et dit :
— Analyse.
Un tiroir sortit du mur, à l’intérieur duquel se trouvait un récipient cubique en argent. Elle le prit, recueillit un fragment d’algue du bloc, à l’endroit où sa teinte tirait sur le marron, et le reposa dans le tiroir, qui se referma. Quelques secondes après, une voix féminine dit :
— Rien à signaler.
Pégase poussa un soupir de soulagement.
Tout allait bien. Elle allait pouvoir apporter le chargement à la cantine et lancer le processus de découpage. Ce soir, les habitants d’Abondance allaient goûter, pour la première fois, la nouvelle itération de la nourriture locale.
Elle n’était même pas sûre qu’ils allaient s’en rendre compte. Une fois mélangées à la graisse et à l’eau, la différence serait sûrement très subtile. Et tant mieux. Ça leur éviterait de rouspéter. Parce que certains à bord, les plus vieux notamment, étaient très conservateurs, et n’aimaient pas trop que les choses changent.
Elle passa sa main sur la porte coulissante qui s’ouvrit dans un chuintement. Alors qu’elle sortait et se dirigeait vers le tapis roulant du couloir principal, faisant claquer ses bottes magnétiques au sol, le cube d’algues la suivit docilement.
#
La grande salle de la cantine d’Abondance était presque pleine à craquer. Une centaine de tables ovales, toutes recouvertes d’un plateau composite vert pâle, disposées les unes à côté des autres dans un désordre apparent. Près d’un millier de places assises.
La salle sentait à plein nez la vanille artificielle. En cuisine, Permangana, le chef, avait trouvé que les algues avaient une drôle de couleur et une drôle d’odeur, et il avait décidé d’ajouter plus d’arôme que d’habitude.
Assise seule à une table vers le fond de la salle, près de la cuisine, Pégase regarda le mur à sa gauche. Celui où l’on voyait l’espace infini, à l’extérieur de la station.
La paroi ne donnait pas directement sur l’extérieur. C’était une projection, captée depuis plusieurs caméras situées à l’extérieur. On y voyait le noir absolu de l’espace, percé de l’éclat de quelques étoiles au loin, l’une d’entre elles étant sans doute le Soleil, tellement lointain qu’il ressemblait à toutes les autres. De temps en temps, on voyait une sonde partir de la station, où y atterrir, chargée d’eau ou de minerais.
En surimpression, de brefs messages s’affichaient, donnant les informations importantes de la journée. Celles en provenance de la station, ou bien celles venant de stations plus lointaines, voire des planètes, situées à plusieurs jours-lumière de là.
Mais, ce jour-là, rien de notable ne semblait s’être passé. Pégase détourna la tête et regarda les gens, autour d’elle. Il y avait tellement de monde… Elle tendit l’oreille à travers le brouhaha, pour tenter de capter des bribes de conversations.
Un groupe d’hommes d’une trentaine d’années, à la table d’à côté, se préparait à aller au cabaret, pas très loin, au bout de l’allée. Ce soir, on avait prévu un spectacle de danse. Des danseuses étaient arrivées deux jours plus tôt, à bord de la navette qui venait tous les trois mois. Elles resteraient ici jusqu’à son retour. Un des hommes dit que le spectacle valait le coup d’œil. Un autre ajouta dans un rire gras que les danseuses aussi, d’ailleurs.
À une autre table, deux couples plus âgés parlaient de passer la soirée tous les quatre dans l’une des nombreuses salles de jeu, celles où l’on servait de l’alcool, à quelques kilomètres de là, à l’autre bout d’Abondance.
Un peu plus loin, ça causait politique. Salamalek, une femme qui avait l’âge de Pégase, peut-être un peu moins. La trentaine, à tout casser. Elle passait de table en table, pour discuter avec tout le monde. Les élections allaient bientôt avoir lieu. On allait renouveler un tiers des membres du Conseil, alors c’était le moment de bien se faire voir.
Pégase priait pour qu’elle ne vienne pas à sa table. Elle était assise seule. C’était une proie facile. Mais elle ne s’intéressait pas à la politique. Elle méprisait tous les membres du Conseil, et plus encore ceux qui n’en faisaient pas partie mais qui, le sourire carnassier, auraient tué père et mère pour en faire partie. Très peu pour elle.
Évidemment, faire partie du Conseil, c’était avoir la belle vie. Avoir accès aux nouveaux appartements, ceux qui étaient en train d’être construits en périphérie de la station. Pouvoir décider des futures orientations à bord. Quels minerais exploiter en priorité. Où envoyer les sondes. Dans quoi investir les ressources obtenues en échange des précieux minerais.
En théorie, c’étaient eux aussi qui devaient valider ou non les recherches génétiques de Pégase. Celles qui lui avaient permis de produire cette nouvelle souche d’algues. Mais on ne semblait pas trop s’en soucier en pratique, et ça lui convenait très bien.
Ce n’était évidemment pas officiel, mais on disait aussi que, quand une navette arrivait, les membres du Conseil avaient tendance à se servir un peu généreusement avant de distribuer à la collectivité ce qui se trouvait à bord. Grand bien leur fasse. Cela faisait râler son père, mais Pégase, elle, ne s’en souciait guère. Il y avait toujours eu des pourris, ici ou ailleurs, et il y en aurait toujours. Elle vivait mieux ici que sur Cornucopia, et c’était le plus important à ses yeux.
Dans son assiette, la mixture orangée était presque tiède maintenant. Ses algues étaient mélangées à quelques grammes de graisse recyclée, de vitamines de synthèse et de l’arôme de vanille, qui lui donnait sa couleur étrange. Ce n’était pas mauvais, mais elle se sentait calée. Et elle n’était pas la seule. Autour d’elle, beaucoup semblaient avoir du mal à finir leur assiette.
En cuisine, Permangana avait mis autant d’algues que d’habitude. Il avait eu la main lourde sur l’arôme vanille, mais ce dernier était neutre sur le plan calorique. Ce qui voulait donc dire que ses algues étaient bel et bien plus denses nutritionnellement que d’habitude.
Elle avait donc réussi. Elle ne put s’empêcher de sourire.
Elle prit une bouchée supplémentaire, pour le principe. Elle laissa le gruau dense lui fondre dans la bouche. Elle avait connu la faim, par le passé. Elle avait appris à ne jamais laisser une miette dans son assiette. Peut-être que ça changerait, bientôt. Peut-être que, sous peu, Abondance croulerait sous un excédent d’algues, et que l’on se plaindrait d’avoir trop.
Alors qu’elle finissait sa bouchée, un homme apparut devant elle, un plateau d’algues entre les mains.
Elle ne le connaissait pas. La quarantaine. Rasé de près. Par-dessus sa combinaison en softex noire, la même que tout le monde, il portait une de ces vieilles chemises blanches, celles qui avaient un col et des boutons, comme on en portait dans le temps. Il avait aussi un chapeau à large bord sur la tête. Un de ces chapeaux qu’on portait, autrefois, sur les planètes.
Pégase avait vu des photos de son arrière-grand-père avec un truc pareil sur la tête. Elle espérait que ces chapeaux ne reviendraient pas à la mode, parce que l’homme en face d’elle avait l’air un peu ridicule. Elle ne put s’empêcher de pouffer.
L’homme dut prendre ça pour une invitation parce qu’il sourit à son tour et dit d’une voix grave :
— Je peux m’installer à votre table ?
— Euh…
À tous les coups, c’était un politicien. Un illuminé quelconque, qui n’avait jamais réussi à accéder au Conseil, et qui tentait sans doute sa chance pour la énième fois. Pégase cherchait une réponse polie mais, avant même qu’elle ait eu le temps de prononcer un mot, il posa son plateau sur la table, tira une chaise, s’y assit, et tout en continuant de sourire, tendit sa main et dit :
— Enchanté. Vélasquez.
Non, décidément, elle n’avait jamais entendu parler de lui. Un nom pareil, elle s’en serait rappelée. Et puis, une voix pareille aussi. Il avait un de ces accents… Elle n’aurait pas su le décrire. Il prononçait ses voyelles plus lentement que la normale, ou quelque chose comme ça.
Il gardait sa main tendue au-dessus de la table, attendant manifestement que Pégase fasse de même. Elle tendit la main à son tour, et Vélasquez la saisit et lui fit faire un mouvement vers le haut, puis vers le bas. Pégase avait déjà entendu parler de cette manière de se saluer. Une « poignée de main », si sa mémoire était bonne. Mais personne ne faisait ça, ici. Elle fronça les sourcils et demanda :
— Euh, enchantée. Moi c’est Pégase. Mais… Vous êtes qui ? Enfin… Vous venez d’où ? Je ne vous ai jamais vu, et vous avez… Je veux dire… Des vêtements un peu inhabituels, et puis cette manière de secouer les mains des gens…
Il éclata d’un rire sonore. Aux tables alentour on se retourna, ce qui mit Pégase mal à l’aise. Elle n’aimait pas attirer l’attention. Mais les gens reprirent immédiatement leurs conversations. Vélasquez dit :
— Je viens d’arriver. Via la navette. Il y a quelques jours.
Pégase le regarda, détailla sa tenue, et demanda :
— Vous faites partie de la troupe de danseurs ?
Il rit à nouveau. Cette fois, personne ne se retourna.
— Vous trouvez que j’ai l’air d’un danseur ?
— Très franchement, pour moi, vous avez pas l’air de grand-chose.
Elle s’attendait à ce qu’il se remette à rire, ou qu’il se vexe, mais il n’en fit rien. Il répondit à voix basse, presque sur le ton de la confidence :
— Je viens m’installer ici.
— Comment ça ? Durablement ? Sur Abondance ? Seul ? Mais… Pourquoi ?
— Pourquoi pas ? C’est le Nouveau Monde, ici. L’avenir est ici, dans le nuage de Hills. Puis plus tard, encore plus loin, dans le nuage d’Oort. Dans quelques années, ou quelques siècles allez savoir, on quittera même notre bon vieux système solaire. Vous savez que sur Terre, ils parlent déjà de partir coloniser les planètes autour de Proxima ?
Pégase réfléchit. Autour d’eux, la salle se vidait peu à peu. Les gens avaient fini de manger et les automates à roulettes commençaient déjà à nettoyer leurs tables.
— Proxima… Mais… C’est super loin, c’est à quoi… Cinq années-lumière, c’est ça ?
— Oui, c’est ça.
— Mais enfin… Ça n’a pas de sens !
Ici, on était déjà à plus de quatre mille unités astronomiques du Soleil. Quatre mille fois la distance entre le Soleil et la Terre. Et il fallait déjà près de quinze jours à la faible lumière du Soleil pour parvenir jusqu’ici. On était déjà loin de tout, et question matières premières on ne manquait de rien.
Alors cinq années… C’était complètement démesuré. Même en voyageant à dix pour cent de la vitesse de la lumière, ce qui était déjà considérable, il faudrait cinquante ans pour aller là-bas. Et il serait impossible de communiquer avec le système solaire. Le moindre échange de message prendrait dix ans. Cinq ans aller, cinq ans retour.
Vélasquez haussa les sourcils.
— Comment ça, ça n’a pas de sens ? Et vivre ici, ça a un sens ? Au beau milieu de nulle part, loin de la source de lumière la plus proche ? À deux doigts du vide absolu ? Tout ça parce qu’il y a quelques cailloux et des blocs d’eau glacée qui se baladent autour de nous ? Ceux qui arriveront là-bas, eux au moins, ils auront une étoile pour les éclairer. Un point d’ancrage. Et puis qu’est-ce que vous croyez ? Là-bas aussi il y a des minerais. Des tonnes de minerais. Là-bas aussi ce sera l’abondance.
Il se recula dans sa chaise et poursuivit :
— Seulement, là-bas, c’est pas la porte à côté, on est d’accord. Alors, il faudra que les voyageurs fassent des escales. Pour se ravitailler. Pour l’instant, c’est Abondance qu’on ravitaille. C’est ici, l’ultime frontière de l’espèce humaine. Mais dans quelques années… Les gens se battront pour faire le plein sur Abondance, le dernier endroit civilisé du système solaire, la dernière étape avant le saut dans l’inconnu ! Alors, si vous voulez mon avis, c’est le moment de venir s’installer ici. Parce que cet endroit va devenir riche, ma p’tite dame !
Il se tut quelques instants, regardant sur le mur l’image d’une sonde qui venait de décoller de la station.
Pégase lui demanda :
— Mais… Vous dites que vous voulez vous installer, mais vous savez comment ça marche, ici ?
— Ouais, je sais, dit-il sur un ton amusé. Vous croyez que je débarque à l’autre bout de l’univers sans m’être renseigné un minimum ? Eh ben ça me va très bien, continua-t-il. Vous savez, je suis patient moi. Patient, et travailleur. Et je suis sûr que je vais me plaire, ici.
Abondance était une coopérative. Les nouveaux arrivants étaient les bienvenus, mais avant d’être autorisé à s’installer durablement ici, il fallait montrer patte blanche, travailler sans relâche, et au bout d’un an, un comité décidait de si le nouvel arrivant pouvait s’installer durablement, ou s’il devait repartir par la prochaine navette. Cela décourageait beaucoup de monde, et permettait de ne garder à bord que les plus motivés et les plus travailleurs.
Vélasquez planta enfin sa cuiller dans son bol d’algues auquel il n’avait pas encore touché, avant d’en engloutir le contenu.
— Hmm, pas mauvais, dit-il d’un ton qui paraissait sincère. Franchement, je m’attendais à pire.
— Ça fait deux jours que vous êtes là, et vous n’avez pas encore mangé ?
— J’avais ramené des trucs à manger de chez moi, avant de monter à bord de la navette. On ne m’avait pas dit le plus grand bien de votre régime alimentaire ici, alors j’ai préféré faire des réserves, au cas où. Mais on m’avait menti. C’est plutôt bon ! Et c’est copieux, dites-donc. C’est pas ici que je vais mourir de faim.
Elle fronça les sourcils et demanda :
— Vous aviez ramené des choses de chez vous, vous dites ? Et c’est où ça, « chez vous » ?
Il secoua la tête, finit d’avaler la bouchée qu’il venait d’engloutir, et répondit :
— Ça vous parlerait pas. Vous ne connaissez sûrement pas. Un coin sans importance. De toute façon, dit-il en se levant, chez moi, c’est ici maintenant. Bon, Pégase, c’était un plaisir.
Il tendit à nouveau sa main. Pégase la serra, et lui imprima un nouveau mouvement de bas en haut, puis de haut en bas.
— Bonne soirée, Vélasquez !
Il lui fit un sourire en coin, la regarda l’espace d’une seconde, et s’éloigna vers la sortie.
Quel individu étrange.
Alors qu’elle le regardait quitter le réfectoire, un automate à roulettes se posa sur la table et avala le plateau que l’homme avait laissé derrière lui. Pégase se leva à son tour, et vit l’automate engloutir aussi le sien.
#
Pégase était installée confortablement, assise en tailleur sur la banquette en mousse à mémoire de forme du salon. Les parois latérales diffusaient une douce lumière jaune foncé et jouaient une musique apaisante à bas volume. Un agréable parfum floral se répandait dans la petite pièce.
Elle était en train de projeter sur la paroi face à elle un album de vidéos souvenirs de ses grands-parents. Qui était cet homme qu’elle avait rencontré tout à l’heure ? Ce Vélasquez. Il avait quelque chose d’étrange. D’ancien. Il devait venir d’un coin particulièrement reculé. Un coin paumé où l’on s’habillait comme du temps de ses grands-parents.
Ou peut-être venait-il directement de Mars, comme eux ? À ce qu’on disait, les mœurs n’avaient pas beaucoup évolué dans certains dômes reculés. Dans ce cas, il avait fait un sacré voyage pour arriver jusqu’ici. Un trajet direct, ça représentait plusieurs mois de voyages. Peut-être même plus d’un an. Bon, cela dit, s’il venait d’aussi loin, ça expliquait son accent bizarre.
Alors qu’elle était plongée dans ses réflexions, la porte d’entrée de l’appartement se mit à coulisser, ce qui la fit sursauter.
De l’autre côté de la porte, son frère entra, un sourire narquois aux lèvres.
— Eh ben, petite sœur, je t’ai fait peur ?
C’était son frère jumeau, et c’était elle qui était née la première, mais il l’avait toujours appelée « petite sœur », sans doute par esprit de contradiction.
Comme ils étaient célibataires, ils vivaient tous les deux dans cet appartement. Les appartements étaient trop peu nombreux à l’heure actuelle pour qu’on laisse des habitants de leur âge occuper un logement individuel. Mais peut-être que ça changerait, après les travaux d’agrandissement de la station.
— Non, tu m’as pas fait peur. J’étais juste concentrée. Je regardais les vidéos de papy et mamie.
Il jeta un bref coup d’œil à la paroi où était projeté l’album et dit juste :
— Ah d’accord. Bon, je vais me nettoyer.
Contrairement à Pégase, son frère Octave n’avait jamais été intéressé par les souvenirs de famille. C’était comme si le passé n’existait pas, pour lui. Il se dirigea sans plus un mot vers la cabine de nettoyage à ultrason. Et il en avait bien besoin. Octave était mineur, comme plus de la moitié de la population d’Abondance. Il passait ses journées à superviser le chargement et le déchargement des sondes qui allaient et venaient des astéroïdes qui passaient à proximité.
Normalement le processus était automatisé, mais régulièrement les pièces s’encrassaient et il fallait les nettoyer, ou bien les sondes étaient trop chargées et il fallait les aider à décharger leur contenu. C’était un travail que des automates auraient tout aussi bien pu accomplir, mais ces automates étaient difficiles à construire. À quoi bon miner des astéroïdes si tout ce qui était extrait était utilisé pour produire des automates ? Un jour, quand Abondance serait suffisamment riche, on pourrait se payer le luxe d’en construire, et les mineurs pourraient enfin lever le pied. Mais en attendant, il fallait bien que quelqu’un fasse le sale boulot.
Il ressortit quelques secondes plus tard, propre comme un sou neuf. Il s’installa à côté d’elle, sur la banquette et demanda :
— Alors, p’tite sœur, ta journée ? Tes cultures, ça avance ?
— Ben écoute, ça s’est super bien passé, je crois qu’elles commencent à être prêtes, je sais pas si t’as remarqué, mais les algues sont plus riches maintenant, je veux dire, plus denses, on pourra bientôt réduire les portions je pense.
— Cool, dit-il simplement.
Puis il pointa du doigt la paroi et dit :
— Oh, tiens, j’ai croisé un type qui ressemblait à papy en arrivant.
Face à eux, une image de leurs grands-parents était projetée. Elle datait de Cornucopia. Ils étaient encore jeunes. Ils se regardaient, main dans la main, le sourire aux lèvres. Ils avaient l’air heureux.
Et leur grand-père portait un chapeau à large bord. Le même que celui que portait Vélasquez.
— Ah bon ? Un type avec ce genre de chapeau tu veux dire ? Oui, je l’ai rencontré aussi, et…
— Je l’ai croisé dans le couloir, à même pas dix mètres d’ici. Il avait l’air un peu paumé. C’est un drôle de type. Faut dire, avec un chapeau pareil…
Pégase sursauta. Elle ne dit rien à son frère, mais quelque chose la dérangeait.
C’était un quartier résidentiel, ici. Il n’y avait que des appartements, à plusieurs centaines de mètres à la ronde.
Sauf que Vélasquez n’était pas hébergé par ici. Les visiteurs temporaires logeaient dans un dortoir collectif, à plusieurs kilomètres de là.
Alors, qu’est-ce qu’il faisait dans le coin ?
Est-ce qu’il était resté planté juste devant la porte de l’appartement, pendant que Pégase était seule ? Et Octave l’avait surpris en train de l’espionner ?
Qu’est-ce qu’il lui voulait ? Qu’est-ce qui se serait passé si Octave n’était pas arrivé à ce moment-là ? Les serrures électroniques des appartements étaient fiables, elle était en sécurité, mais savoir que quelqu’un l’avait peut-être espionnée n’avait rien de rassurant…
Son frère, qui n’avait pas remarqué son trouble, changea à nouveau complètement de sujet :
— Au fait, on a trouvé un gisement de lutécium presque pur tout à l’heure au boulot. Un astéroïde qui en est blindé et qui passe dans les parages en ce moment. On a envoyé des sondes pour en revendiquer la propriété. Elles n’arriveront à destination que demain, mais comme on est les seuls dans le secteur…
Elle se redressa, le regarda et dit :
— Et tu m’annonces ça comme ça ? Mais c’est génial !
Elle le serra dans ses bras. Elle savait qu’il n’aimait pas trop les signes d’affection un peu trop appuyés, mais il se laissa faire.
Le lutécium était un des minerais les plus recherchés. On en trouvait un peu partout, mais en général il était mélangé à d’autres éléments et difficile à extraire. C’était donc un minerai qui valait très cher, pour peu qu’on le vende pur. Et si Abondance avait réussi à mettre la main là-dessus, cela voulait dire que la station serait riche, très riche, bien plus vite que prévu.
Décidément, c’était une excellente journée. Entre ses recherches en bioingéniérie qui commençaient à donner d’excellents résultats, et ce gisement de minerais rares qui tombait littéralement du ciel, elle entrevoyait un futur rose pour Abondance, bien plus tôt que prévu. Dans quelques années, quelques mois peut-être, ce serait le paradis ici.
Peut-être que Vélasquez avait eu raison, quand pendant le repas il lui avait dit que c’était ici que se trouvait l’avenir de l’humanité.
Vélasquez… Voilà qu’elle repensait encore à lui. À sa présence près de l’appartement, quelques minutes plus tôt, alors qu’elle était seule.
Et pourquoi était-il venu la voir, elle précisément, pendant le repas ? Elle avait du mal à croire que ce fut par hasard. Qu’est-ce qu’il lui voulait, dans le fond ? Il avait le béguin pour elle, c’était ça ? Ouais, eh bien, si c’était pour avoir un taré qui faisait le pied de grue devant sa porte, elle pouvait se passer de prétendant, merci bien.
Bon. Pas de panique. De toute façon, son frère était là, elle ne risquait rien désormais. Elle était en sécurité.
Ils restèrent tous les deux sur la banquette, l’un à côté de l’autre, regardant les vieilles images familiales. Puis au bout d’un moment, tombant de fatigue, Pégase souhaita une bonne nuit à son frère, et se dirigea vers sa chambre.
Avant d’aller se coucher, elle vérifia une dernière fois que la porte de l’appartement était bien verrouillée.
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Pégase avait encore les yeux collés par le sommeil quand elle entra dans le réfectoire le lendemain matin. Elle avait eu une nuit agitée. Elle avait mis longtemps à trouver le sommeil.
Sans doute la faute à ce type, là. Vélasquez.
Ou, plus simplement, au plat de la veille au soir, qu’elle s’était presque forcée à finir, alors qu’il était beaucoup plus riche que d’habitude. Elle avait eu mal au ventre une bonne partie de la nuit.
La salle était calme. Il n’y avait que quatre personnes devant les comptoirs en train de passer leurs commandes, et guère plus d’une vingtaine de personnes assises à l’une des tables de l’immense salle. La plupart des travailleurs étaient déjà à leur poste. Tous les mineurs étaient au travail, et les enfants à l’école. On n’entendait que le ronronnement des moteurs, et le bruit monotone de la voix féminine de synthèse qui diffusait les informations importantes de la matinée.
Pégase se dirigea comme un robot vers le comptoir, pour aller chercher sa boisson énergisante. Un mélange de vitamines de synthèse, de sels minéraux et d’arômes artificiels qui rappelaient, disait-on, les boissons énergisantes que l’on prenait le matin, sur Terre et sur Mars, dans le temps. Des boissons appelées « thé » et « café », au goût amer, que l’on buvait, à l’époque. Des plantes et des graines que l’on trempait dans l’eau chaude, ou quelque chose comme ça, à l’époque archaïque où l’on produisait encore la nourriture de la sorte.
Des plantes, sur Abondance, on n’en trouvait guère. Il en restait quelques-unes dans l’arboretum, assez loin d’ici, ainsi que près du réservoir d’eau, mais elles servaient uniquement d’ornement. Pégase, comme tout le monde, aimait se prélasser à leurs côtés, en écoutant l’eau glouglouter le long du canal artificiel où passait une partie de l’eau d’Abondance. C’était apaisant.
Mais on ne mangeait pas les plantes, ici. On ne les trempait pas dans l’eau chaude avant de les boire. Peut-être que les gens qui vivaient encore sur les planètes le faisaient, mais à bord des stations, plus personne ne faisait ça.
Arrivée devant le comptoir, Pégase se pencha devant le minuscule microphone noir qui sortait du mur et dit :
— Boisson café.
Un tiroir coulissa du mur qui lui faisait face. Un gobelet plein d’un liquide sombre, épais et fumant apparut devant elle. Elle le prit, le serra entre ses mains, et en huma le parfum pendant que le tiroir se refermait. L’odeur était intense, et tellement forte qu’elle commençait enfin à émerger du sommeil.
Pégase s’éloigna du comptoir et but une gorgée du breuvage, laissant la boisson épaisse lui tapisser la gorge, tout en se dirigeant vers une table libre, tout au fond de la salle, face à l’entrée.
Une fois assise, tout en sirotant sa boisson, elle jeta un œil en direction de l’immense paroi où était projetée l’image de l’espace à la surface de la station. L’espace infini, sombre, percé d’une infinité d’étoiles toutes plus lointaines les unes que les autres. La notion de jour et de nuit n’était rien d’autre qu’une pure convention ici, on avait gardé des journées de vingt-quatre heures pour des raisons historiques, et on éclairait les couloirs d’une lumière rouge pendant les huit heures de ce que l’on appelait la nuit, mais ce n’étaient que des artifices. La lumière du Soleil n’atteignait pas Abondance. Ici, seule la nuit existait. Une nuit étoilée, éternelle, sans début ni fin.
Elle vit un groupe de sondes décoller, et foncer dans l’obscurité. Toutes dans la même direction. C’étaient les sondes que les mineurs envoyaient pour aller chercher et ramener les minerais à bord. Elles avaient l’air tellement minuscules, tellement fragiles, tellement vulnérables dans l’océan noir… Et pourtant, l’économie entière d’Abondance dépendait d’elles.
Elle repensa à ce que son frère lui avait dit la veille. L’astéroïde qu’ils avaient trouvé, et qui était constitué de lutécium presque pur… Les sondes de revendication devaient être arrivées dorénavant. L’astéroïde appartenait officiellement à la population d’Abondance. Et, d’ici ce soir, on ramènerait les premiers chargements. Puis encore d’autres demain, et d’autres encore les jours suivants.
Le conteneur principal serait plein jusqu’à ras bord quand la navette reviendrait dans trois mois. Et peut-être que déjà, à ce moment-là, la vie commencerait à changer radicalement à bord. Que l’on atteindrait un niveau de richesse jusqu’alors inconnu.
Trois mois. C’était à la fois tellement proche et terriblement lointain.
Alors qu’elle était perdue dans ses pensées, elle vit quelqu’un se planter devant elle.
Vélasquez.
Il avait toujours son chapeau ridicule sur la tête, et sa chemise à boutons par-dessus sa combinaison noire en softex.
Et il lui faisait un grand sourire, auquel Pégase répondit par un sourire crispé, uniquement par politesse. Mais il prit cela pour une invitation, car il s’assit face à elle sans lui en demander la permission.
— J’ai rudement bien dormi, dit-il.
— Contente pour vous, répondit-elle d’un ton poli mais froid.
Il resta figé une seconde, prit sa boisson, se leva, et répondit :
— Excusez-moi, je vous dérange. Vous voulez rester seule. Et moi je m’impose, sans même y avoir été invité. Je suis impoli. Il ne faut pas m’en vouloir, vous savez, moi je n’ai pas l’habitude des grosses stations comme celle-ci. De là où je viens, eh bien, on est plus rustiques vous voyez. Et puis, j’essaie de faire connaissance avec les gens. Mais je m’y prends mal. Bref.
Et il la salua d’un hochement de tête, avant de s’éloigner.
— Attendez, dit-elle.
Vélasquez se retourna sans rien dire. Pégase ajouta :
— Non, excusez-moi, c’est moi qui suis impolie. Je suis mal réveillée, c’est tout. Mais restez ici, je vous en prie.
Il la regarda, surpris, et après une autre seconde d’hésitation, revint s’asseoir.
Pégase ne savait pas trop pourquoi elle avait fait cela. Sans doute parce qu’il avait réussi à la faire culpabiliser. Mais aussi parce qu’elle avait besoin de savoir pourquoi il avait traîné autour de son appartement la veille.
— Alors, demanda-t-elle, vous avez réussi à trouver un travail, ici ?
— Yep. Réparateur d’automates d’assainissement. C’est ce que je faisais avant d’arriver ici. Croyez-moi, des modèles d’automates, j’en ai vu des tas, des plus rudimentaires aux plus sophistiqués. Et je suis capable de les réparer avec les moyens du bord, s’il le faut. Et ici, franchement, vous êtes plutôt bien équipés.
Cette remarque amusa Pégase. Son frère se plaignait en permanence de la vétusté du matériel à bord.
— Et vous, vous faites quoi à bord ? Si c’est pas indiscret, évidemment.
Pégase hésita quelques secondes avant de répondre :
— Je suis bioingénieure. C’est moi qui m’occupe de sélectionner et d’améliorer les souches d’algues que l’on consomme à bord.
Il hocha la tête en guise d’approbation et dit :
— Impressionnant ! C’est une sacrée responsabilité ça, dites-moi. Sans vous, tout le monde mourrait de faim à bord, n’est-ce pas ?
— Oh, c’est pas tout à fait vrai, moi je m’occupe uniquement les rations de protéines. Je m’occupe pas du reste. Et puis, il y a aussi les rations que la navette nous apporte tous les trois mois. Je suis qu’un petit maillon de la chaîne. Regardez, ce qu’il y a dans votre boisson, moi j’y suis pour rien ! Et puis, je suis pas toute seule. Les machines font la quasi-totalité du travail en fin de compte. Je me contente juste de peaufiner les réglages.
— Alors c’est à vous que je dois ce délicieux repas d’hier soir ! Et dire que vous m’aviez rien dit… Vous êtes trop modeste. Si vous étiez pas là, la vie à bord ne serait pas du tout la même !
Elle était gênée. Pégase n’avait pas l’habitude de recevoir des compliments, et elle n’aimait pas trop ça.
Ils restèrent silencieux pendant quelques instants, finissant de boire le contenu de leurs gobelets. Autour d’eux, peu à peu la grande salle se vidait. Pégase allait devoir se mettre au travail elle aussi, mais elle avait besoin de comprendre sa présence dans ses appartements la veille au soir. Elle demanda :
— Et sinon… L’hébergement, comment ça se passe ? Pas trop pénible ce dortoir collectif ?
— Non, du tout. Vous savez, dès que l’on est dans son pod individuel, on est comme dans une bulle. On n’entend rien de ce qui se passe autour. Je vous l’ai dit, j’ai dormi comme un bébé cette nuit !
— Ah oui, des pods individuels ? demanda-t-elle innocemment. Je ne savais pas que c’était aménagé comme ça maintenant. Vous savez, je ne vais jamais dans ces quartiers, moi j’habite un peu plus loin, dans le quartier des appartements familiaux. Vous voyez où ça se situe ? Non, je suis bête, vous n’avez pas dû avoir l’occasion d’aller par là-bas…
Mais il ignora sa question, but ce qu’il restait dans son gobelet d’une traite, et se leva à nouveau.
— Excusez-moi, il va vraiment falloir que j’y aille, sinon je vais finir par être en retard ! Bonne journée Pégase !
Et ce disant, il tendit sa main devant elle. Comprenant qu’elle n’aurait pas de réponse cette fois encore, elle serra sa main avant de le laisser partir.
Pégase se leva à son tour et, avant de quitter la salle, regarda une nouvelle fois la projection spatiale. Une demi-douzaine de sondes étaient en train d’atterrir. Étaient-ce celles qui avaient fait des prélèvements sur l’astéroïde dont son frère lui avait parlé ?
C’était trop tôt pour le savoir. Tant de questions qui restaient sans réponse, aujourd’hui.
#
Quand Pégase entra dans la cuisine de Permangana en fin de journée, ce dernier était en train de mettre les fourneaux en marche. Il faisait encore bon dans la grande pièce, mais la température allait très vite monter, jusqu’à en devenir étouffante.
La cuisine collective d’Abondance était immense. Une grande salle de plus de deux cents mètres carrés, presque entièrement automatisée. Permangaga était le seul à y travailler à temps plein. C’était un homme âgé, aux tempes grisonnantes et dont les mouvements étaient de plus en plus lents et incertains. Il était grand, et maigre comme un clou.
Tout autour de lui, d’immenses cuves cylindriques en argent, de plusieurs mètres de haut pour deux mètres de diamètre. À l’intérieur, les graisses synthétiques étaient en train de chauffer. Plus loin, d’autres cuves plus petites contenaient les divers arômes synthétiques que le chef ajoutait, afin de faire varier les saveurs.
Dans la pièce, on sentait un mélange écœurant des différents arômes synthétisés par Permangana. Vanille, chocolat, chou, poulet, bubble gum, curry, et bien d’autres. Des noms d’aliments de l’ancien temps, qui avaient tous eu des textures bien différentes, et qu’on consommait encore sur les planètes.
Tout autour de Permangana, des automates de nettoyage s’activaient en permanence, afin de s’assurer d’une hygiène irréprochable.
À cette heure-là, presque toutes les machines étaient activées. Le vacarme était assourdissant. Heureusement que Permangana était sourd comme un pot. Pégase n’aurait jamais été capable de travailler dans un tel environnement, elle qui appréciait le calme et le silence.
Le cuisinier lui tournait le dos, aussi ne l’avait-il pas entendue arriver. Elle s’approcha de lui et lui tapota l’épaule pour lui signaler sa présence. Il sursauta, se retourna, et ressaisit.
— Oh, bonjour Pégase, dit-il sans un sourire.
Permangana ne souriait jamais. Pégase n’arrivait pas à savoir si c’était en raison d’un défaut physique, ou si c’était juste parce qu’il n’était pas aimable.
— Bonjour, répondit-elle d’une voix guillerette, je t’amène la cargaison du jour.
Derrière elle, le plateau où étaient chargées les algues qui allaient constituer l’ingrédient principal pour le repas du soir.
Permangana jeta un œil au plateau et dit :
— Mouais.
— Quoi ? Il y a un souci ?
— Elles ont une drôle de tête tes algues. Elles sont pas comme d’habitude. Elles sont plus sombres qu’avant. Elles tirent sur le marron j’ai l’impression. J’ai déjà remarqué ça hier, et aujourd’hui j’ai l’impression que c’est pire.
— Oui, je sais. C’est parce que c’est une nouvelle variété. Elles sont plus riches. Plus denses nutritionnellement. C’est pour ça qu’elles prennent cette teinte-là, je suppose. Bientôt, on pourra diminuer la taille des rations ! On va avoir tellement de nourriture à bord qu’on pourra même en exporter !
— Mouais. Sauf qu’elles ont un drôle de goût tes algues denses, là. Moi je suis obligé de noyer ça dans des tonnes d’arôme figure-toi. Et après les gens se plaignent. Oui madame ! Salamalek, tu vois qui c’est ? La femme qui se présente au Conseil ?
— Oui, bien sûr.
— Eh bien elle est venue me voir tout à l’heure. Elle m’a dit que beaucoup de gens lui avaient dit qu’ils avaient eu mal au ventre cette nuit. Parce que ma cuisine ne leur convenait pas, soi-disant. Que c’était trop lourd. Trop copieux.
Il frôla la paroi de l’écran contrôlant le tapis roulant situé juste à côté de lui. Le plateau d’algues s’y déposa et le tapis roulant le dirigea vers une des citernes. Pendant qu’il opérait la machine, Pégase dit :
— Mais… Justement, c’est pour ça, il faut commencer à diminuer les rations, et…
Il l’interrompit, pointant un index menaçant vers elle :
— J’ai pas dit que c’était de ta faute. J’ai tout pris sur moi. Parce que j’aime pas balancer. Mais va falloir que tu te remettes au travail, Pégase. Je comprends bien que t’as pas la tête à ça, en ce moment, mais je vais pas te couvrir pendant cent-sept ans.
— Quoi ? Comment ça j’ai pas la tête à ça ?
C’était le toupet. Elle qui ne comptait pas les heures passées à sélectionner les souches pour améliorer le pool génétique des algues, pour améliorer le confort de la station toute entière, voilà qu’on lui reprochait maintenant de ne pas faire son travail.
Tout en continuant de manipuler l’écran de contrôle qui lui faisait face, Permangana répondit :
— Oui, je t’ai vue, hier soir et ce matin, fricoter avec l’étranger, là. Celui qui a un drôle de chapeau. Tu passes tes nuits comme tu veux, ça me regarde pas, enfin méfie-toi de cet homme-là.
Son visage s’empourpra. Elle cria :
— Quoi ? Mais n’importe quoi, je…
— Surtout que bon, un étranger… C’est pourtant pas les hommes bien qui manquent sur cette station, mais non, toi il te faut que tu te jettes dans les bras d’un inconnu. Enfin ça te regarde.
Pégase était furieuse. Elle détestait qu’on se mêle de sa vie. La station était suffisamment peuplée désormais pour qu’elle puisse rester à peu près anonyme à bord, et cela lui convenait parfaitement. Elle n’avait pas du tout envie qu’on lui invente une vie et que l’on colporte des rumeurs à son sujet.
Elle fixa Permangana d’un regard dur, et dit :
— Ouais, ça me regarde en fait. Je pense surtout qu’il faut que tu arrêtes de te faire des films. Et puis même, d’où est-ce que ça te regarde ce que je fais de mes fesses ? Et si tu arrêtais de t’occuper de la vie sexuelle des autres et que tu t’occupais de la tienne un peu ? Peut-être que ça t’arracherait un sourire pour une fois ?
Permangana la regardait, bouche bée. Elle ne lui laissa pas le temps de réagir et quitta la cuisine précipitamment.
#
C’était le milieu de la nuit. Cela faisait plus de trois heures qu’elle était couchée dans le noir absolu, mais Pégase n’arrivait pas à trouver le sommeil. Elle se tournait et se retournait sans cesse sur sa couchette.
Oui, il faisait chaud dans sa chambre minuscule, mais pas plus que d’habitude. Oui, l’appartement était situé près du centre de la station, et la nuit, on entendait le bourdonnement sourd de la centrale énergétique à travers les minces parois, mais ça non plus, d’habitude, ça ne l’empêchait pas de s’endormir. Oui, on avait effectué l’entretien du système de ventilation du quartier, et on sentait encore l’odeur grasse du nettoyant à travers tout l’appartement, comme tous les mois.
Mais ça n’était pas ça qui l’empêchait de trouver le sommeil. Pas plus que sa discussion pénible avec Permangana en fin de journée.
Ça ne pouvait pas non plus être Vélasquez. Ce type avait une attitude étrange et Pégase avait du mal à le cerner, mais pas de quoi en devenir insomniaque. Elle ne savait toujours pas ce qu’il avait fichu à côté de son appartement la veille, mais elle ne l’avait pas revu de la journée.
Ce n’étaient pas non plus les cris que la voisine poussait parfois, la nuit, dans l’appartement d’à côté. Bergamote, une femme âgée que Pégase ne connaissait pas vraiment, mais qui semblait parfois prise de crises de douleur, la nuit. Mais pas cette nuit.
Non, ce n’était rien de tout ça. Mais elle sentait quelque chose qui l’empêchait de dormir au fond d’elle-même. Comme une sorte de sifflement, d’acouphène, mais pas dans ses oreilles. Tout au fond de son crâne.
Tout au fond de son être.
Comme une sorte de signal d’alarme. Quelque chose qui disait, au fond d’elle, « méfie-toi. Quelque chose est en train de se produire. » Elle se demandait si elle n’était pas simplement en train de faire une crise d’anxiété.
La dernière fois qu’elle s’était sentie dans cet état, c’était quand elle était enfant, quelques mois après leur arrivée à bord d’Abondance. Sa mère avait très mal supporté le voyage à bord de la navette qui les avait conduits jusqu’ici, et était tombée gravement malade dès leur arrivée sur la station. Elle n’avait pas pu travailler. Pégase et son frère Octave avaient dû très vite devenir autonomes, pendant que leur père travaillait comme quatre pour leur permettre de joindre les deux bouts.
Puis l’état de santé de leur mère s’était, peu à peu, légèrement amélioré. Et un jour, alors que Pégase était rentrée de l’école un peu plus tôt que prévu, elle avait trouvé sa mère, étalée sur le sol. Morte. De quoi ? On n’avait jamais su exactement. Il y avait peu de médecins sur Abondance, à l’époque. Quoi qu’il en soit, après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, Pégase avait passé plusieurs semaines de la sorte, prise d’une sourde angoisse, la nuit.
Comme si elle craignait, au fond d’elle-même, que, si elle s’endormait, la mort viendrait la chercher sans signe avant-coureur, de la même manière qu’elle avait emporté sa mère.
Mais cela faisait plus de vingt ans qu’elle n’avait pas vécu de crises de la sorte. Alors, pourquoi maintenant ? Pourquoi cette nuit ? De quel mal imaginaire son esprit tentait-il de la préserver ?
Cela ne servait à rien de rester allongée de la sorte. Autant faire quelque chose. Aller regarder un film court dans la salle principale, par exemple. À bas volume, pour ne pas réveiller son frère. Ça lui changerait peut-être les esprits, et après, elle parviendrait sans doute enfin à trouver le sommeil. Pégase se redressa en position assise, et ouvrit la bouche, pour prononcer la commande vocale commandant l’allumage progressif de la lumière. Mais elle referma la bouche. Comme elle était plongée dans le noir intégral, elle ne pouvait rien voir, mais tous ses autres sens étaient en éveil. Et, dans l’appartement à côté, celui de Bergamote, la voisine âgée, elle entendit un bruit.
Pas des cris, comme à l’habitude, non. Des voix.
La voix usée et chevrotante de l’occupante des lieux. Mais pas seulement.
Il y avait aussi une voix plus grave qui se faisait entendre, de temps en temps. Une voix d’homme.
Ils ne parlaient pas fort, aussi Pégase ne pouvait pas entendre la teneur de leur conversation, malgré ses efforts. Mais, dans les intonations de voix de Bergamote, dans ses inflexions, elle entendait quelque chose qui ressemblait à de l’inquiétude. De la détresse.
Elle colla son oreille à la paroi. En vain. Elle n’entendait rien d’autre qu’un murmure indistinct.
La conversation se poursuivit quelques minutes, puis elle cessa, presque d’un seul coup. Le silence s’était fait depuis longtemps déjà quand Pégase se sentit enfin, peu à peu, sombrer dans le sommeil.
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Dans le réfectoire, le lendemain matin, Pégase, le crâne vrillé par une migraine épouvantable, tenait sa boisson énergisante entre ses deux mains, la fixant du regard, attendant qu’elle refroidisse. C’était à peine si elle parvenait à garder les yeux ouverts. Elle était épuisée. La nuit avait été beaucoup trop courte.
Heureusement, elle avait pris pas mal d’avance dans son travail les jours précédents, n’en déplaise à Permangana, et personne n’était sur son dos, aussi commençait-elle à penser qu’elle allait peut-être lever le pied ce jour-là, au moins le temps que son mal de tête s’estompe.
Autour d’elle, comme d’habitude à cette heure-là, la salle était presque vide. On n’entendait que le claquement des bottes magnétiques au sol quand quelqu’un se déplaçait, et la voix synthétique féminine qui annonçait comme d’habitude, sur un ton neutre, les actualités de la nuit écoulée et de la matinée.
Pégase tendit l’oreille et écouta ce que la voix disait. Sur la station militaire qui orbitait autour de Cérès, une mutinerie venait d’éclater. Le gouvernement martien venait d’annoncer qu’il allait envoyer des renforts afin d’aider ses homologues de Cérès à y rétablir l’ordre. On craignait un coup d’État.
Sur Terre, le grand dôme nord-américain menaçait de se fissurer à la suite d’un important tremblement de Terre à Los Angeles, où étaient situées une partie de ses fondations.
Une navette de tourisme effectuant un voyage scolaire entre la Terre et la Lune avait explosé suite à une défaillance du champ magnétique à l’intérieur du tokamak, entraînant la mort de près de deux mille passagers, dont mille sept cents enfants. Plusieurs autres navettes construites avec le même type d’équipement seraient encore en cours d’exploitation, mais les autorités affirment qu’il est encore trop tôt pour les retirer de la circulation. L’opposition accusait le gouvernement de mettre en danger la vie de milliers de Terriens pour faire des économies de bouts de chandelle.
Les nouvelles venues de l’Ancien Monde étaient assez déprimantes. Fort heureusement, ici, même si la vie pouvait parfois semblait spartiate et monotone, on était loin, bien loin de tous ces soucis.
Pégase commença à boire sa boisson énergisante. Elle l’avait commandée plus intense que d’habitude, pour l’aider à se réveiller. L’arôme de café était surdosé. C’était terriblement amer. Elle grimaça.
La voix synthétique annonça alors les nouvelles locales. Les chargements en provenance de l’astéroïde dont son frère lui avait parlé étaient arrivés à bord. C’était bien du lutécium, comme prévu, et son degré de pureté était encore plus élevé que prévu. Et ça, c’était une excellente nouvelle !
Décidément, les mois et les années à venir seraient vraiment heureux, sur Abondance. Bien plus que dans l’Ancien Monde, qui se délitait peu à peu. Vélasquez avait raison : c’était ici que l’avenir de l’humanité allait se jouer, pas sur les vieilles planètes.
Elle avala sa boisson d’une traite, grimaça une fois encore, et constata que sa migraine ne s’améliorait pas. Bon. Il allait falloir faire quelque chose. Elle ne pouvait pas aller travailler dans cet état. Elle décida de retourner chez elle, et d’aller dormir une heure ou deux. C’était sans doute les effets de la fatigue qui lui faisaient souffrir le martyre. Et si vraiment, après cela, ça n’allait pas mieux, elle irait voir le médecin.
Elle sortit du réfectoire et, alors qu’elle venait de poser le pied sur le tapis roulant qui se dirigeait vers son quartier résidentiel, elle croisa Vélasquez qui allait dans l’autre sens. Il semblait perdu, le regard dans le vague. Elle n’avait pas du tout envie de lui parler, mais elle le salua d’un geste de la main, par politesse. Il ne lui répondit pas. Il ne semblait même pas avoir remarqué sa présence. Il se laissait tracter par le tapis roulant, tel un automate inerte.
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Pégase venait d’arriver devant son appartement. À cette heure-là, en milieu de matinée, l’endroit était étonnamment silencieux. On était loin de la vie diurne, ici. Tout le monde était en train de travailler, à l’exception de quelques personnes âgées et de quelques malades qui, inaptes au travail, étaient en train de se reposer. Comme Pégase s’apprêtait à le faire elle-même.
Les couloirs ici étaient étroits, loin des larges artères de la station. Les murs étaient recouverts d’une matière quelconque, elle ne savait pas trop laquelle, mais qui contribuait à atténuer les bruits environnants et à donner l’impression d’une atmosphère plus feutrée.
Pégase était sur le point de poser la main sur la paroi pour déverrouiller la porte quand elle remarqua quelque chose dans sa vision périphérique, à sa droite.
Elle tourna la tête en direction de la porte de l’appartement voisin. Celui de Bergamote, la voisine qui avait parlé avec quelqu’un jusqu’au milieu de la nuit.
Le petit panneau sur la paroi à côté de sa porte, sur lequel on devait poser la main pour la déverrouiller, était éclairé en vert.
Cela voulait dire que la porte n’était pas verrouillée.
En soi, ça n’avait rien d’anormal. Ça pouvait arrivait à tout le monde d’oublier de fermer sa porte. Pégase elle-même vérifiait régulièrement. D’ailleurs, dans le temps, quand Abondance n’abritait que quelques milliers d’âmes, personne ne verrouillait jamais la porte de son appartement. Mais les temps avaient changé. La population à bord avait plus que triplé, et les voyageurs de passage, restant à bord pour trois ou six mois, se faisaient de plus en plus nombreux, et on se méfiait d’eux. À tort ou à raison.
En temps normal, Pégase aurait ignoré cette porte laissée déverrouillée. Mais ce qui se passait en ce moment dans cet appartement n’avait rien de normal. Ces discussions jusqu’au milieu de la nuit. Cette voix plaintive.
Et cet homme qui était avec elle la veille au soir. Qui était-ce ? Son mari était mort depuis des années, et elle ne recevait jamais de visite, en temps normal.
Alors, qui ?
Vélasquez, peut-être ?
Oui, c’était forcément lui. Ça expliquait bien des choses.
Ça expliquait sa présence près de l’appartement de Pégase l’avant-veille, quand son frère l’avait croisé en arrivant. Ça expliquait aussi pourquoi elle l’avait croisé quelques minutes plus tôt, alors qu’il semblait, encore une fois, revenir d’un quartier résidentiel où il n’avait rien à faire. Elle sentit sa gorge se serrer. Alors, c’était la voix de Vélasquez qu’elle avait entendue pendant la nuit ? Que voulait-il à la voisine ? Elle se faisait sans doute des idées. Mais ça ne coûtait rien d’aller vérifier. De toute façon, peut-être que sa voisine était en détresse et qu’elle avait besoin d’aide. Quelle qu’en soit la raison.
Elle s’approcha de l’appartement voisin et tapa plusieurs coups forts contre la porte. Aucune réaction. Elle demanda d’une voix forte :
— Bergamote ! Vous êtes là ? C’est Pégase, votre voisine. Vous avez laissé votre porte déverrouillée, je voulais juste savoir si tout allait bien !
Pas de réponse.
Autour d’elle, le silence complet se faisait presque oppressant. C’était comme si tous les systèmes de régulations s’étaient eux-mêmes tus, pour le rendre plus pesant qu’il ne l’était déjà.
Elle tapa à nouveau quelques coups.
— Bergamote ?
Peut-être qu’elle était simplement sortie de chez elle pour faire une course, et avait oublié de verrouiller. Sauf qu’elle ne sortait presque jamais de chez elle.
Le plus probable, c’était qu’elle avait eu un accident, une chute peut-être, et qu’elle était inconsciente. Ou pire.
Pégase passa sa main sur le panneau illuminé en vert. La porte coulissa.
Elle appela l’occupante une fois encore. En vain. Elle entra.
La salle principale était pleine de meubles et de vieilleries datant du début du siècle. De vieilles vidéos holographiques qui représentaient Bergamote en compagnie de son mari étaient disposées un peu partout, sur des tablettes en composite aux couleurs pastel passées de mode : du rose pâle, du bleu ciel, du vert clair. On aurait dit un arc-en-ciel délavé.
Dans un coin, de vieux androïdes, ceux avec lesquels les enfants jouaient, à l’époque, rangés sous une cloche de verre. Une banquette vieillotte en mousse polyexpansée, comme on en faisait dans le temps. Ces trucs-là étaient introuvables, désormais.
L’endroit sentait fort l’arôme de rose artificiel. À part les personnes âgées, plus personne n’utilisait des arômes bon marché de ce type, dont l’odeur était plus agressive qu’autre chose.
Quoi qu’il en soit, au milieu de ce bazar, il n’y avait personne. La salle de douche était vide aussi, sinon la porte y menant aurait indiqué qu’elle était occupée.
Il ne restait plus que la chambre. Pégase demanda d’une voix d’où perçait l’inquiétude :
— Bergamote ? Ne vous inquiétez pas. C’est moi. Pégase. Votre voisine. Je vais entrer dans votre chambre pour voir si vous allez bien.
Elle posa la main sur la porte de la chambre, qui coulissa aussitôt.
En voyant à l’intérieur de la pièce faiblement éclairée, Pégase ne put retenir un cri.
Bergamote était allongée sur son lit, immobile, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités.
Elle savait que c’était déjà trop tard, mais elle se précipita vers elle, et porta deux doigts à son cou, à la recherche d’un pouls. Mais le corps de la vieille femme était déjà froid.
Pégase ne s’y connaissait pas plus que ça, mais clairement, Bergamote ne venait pas de mourir dans les minutes qui précédaient. Elle était décédée depuis plusieurs heures déjà.
Peut-être même depuis le milieu de la nuit.
Et, la dernière fois que Pégase l’avait entendue vivante, Bergamote était en train de discuter d’une voix plaintive avec cet homme qu’elle pensait être Vélasquez.
Il fallait qu’elle prévienne les gardes civils de toute urgence. Avant qu’il ne revienne.
Alors qu’elle s’apprêtait à activer son implant cochléen pour les appeler, elle entendit une voix dans son dos. Une voix grave, virile, qui dit sur un ton qui ne souffrait pas la discussion :
— Restez où vous êtes. Levez lentement les mains. Tournez-vous. Et expliquez-moi ce que vous faites là.
Elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle leva deux mains tremblantes et se retourna, aussi lentement que possible, sans faire le moindre geste brusque.
Dans l’encadrement de la porte, un homme de la garde civile, immense, les muscles saillants, lui faisait face. Il avait sa casquette officielle jaune et noire vissée sur la tête, et portait les lunettes aux verres teintés réglementaires.
Il tenait, serré fermement entre ses mains, un pistolet à impulsion électronique. Pas de quoi envoyer Pégase ad patres, c’était une arme incapacitante, mais à ce qu’on disait l’impact était très douloureux.
Pégase se détendit légèrement. Enfin, façon de parler. Son cœur ne battait plus qu’à deux cents à l’heure, au lieu de trois cents, en quelque sorte.
Derrière l’homme, elle aperçut Vélasquez, qui se tenait en retrait dans la pièce principale, avec son chapeau sur la tête. Il était accompagné du docteur Butler, l’un des médecins de la station.
Qu’est-ce que Vélasquez faisait là ? Sa présence confirmait qu’il était lié à cette affaire, mais s’il avait assassiné Bergamote, il ne se serait pas pointé ici accompagné d’un garde civil.
Le garde la tenait toujours en joue, dans une posture rigide impeccable, et répéta sa question sur un ton toujours aussi ferme :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Je… Je rentrais chez moi, balbutia-t-elle. J’habite juste à côté. Je rentrais chez moi, et j’ai vu que la porte de Bergamote était déverrouillée. Ça m’a surprise, alors je suis allée voir si elle allait bien. Je savais qu’elle avait des soucis de santé ces derniers temps, je l’entendais gémir des fois, depuis chez moi. Ma chambre est juste de l’autre côté de la paroi, dit-elle en indiquant le fond de la pièce d’un geste de la tête.
Elle ne mentionna pas les conversations entendues pendant la nuit. Elle en était certaine, c’était avec Vélasquez que la vieille dame parlait, et elle ne voulait pas que ce dernier sache qu’elle les avait entendus. Pas avant d’en savoir un peu plus sur lui. Sur son rôle dans cette histoire.
Et puis, le garde allait certainement l’arrêter pour l’interroger, et à ce moment-là Vélasquez ne serait plus dans les parages. Elle donnerait tous les détails le moment venu.
Mais, à sa grande surprise, le garde rangea son arme, tout en gardant sa main sur la crosse, et dit :
— Vous n’avez rien à faire ici. Rentrez chez vous. Vous serez sans doute prochainement convoquée si nous estimons que votre témoignage a de l’importance. Docteur Butler, veuillez procéder aux constatations d’usage s’il vous plaît.
Le garde s’écarta pour la laisser passer. En entrant dans la pièce principale, elle regarda Vélasquez avec un regard de surprise feint, comme si elle se demandait ce qu’il faisait là, et dit :
— Oh, Vélasquez. Bonjour !
Mais il lui répondit d’un simple hochement de tête, sans même la regarder. Toute son attention était tournée vers le corps inerte de la victime.
Elle aurait voulu rester là, discuter avec lui et assister au constat de décès afin de comprendre ce qui était en train de se passer. Ce qui était arrivé à Bergamote.
Mais ce n’était pas raisonnable. Tout ce qui venait de se produire, depuis l’entrée du garde, était stocké dans les archives policières, désormais. Avec ses verres teintés, il avait enregistré toute la scène, et elle serait utilisée contre Pégase si jamais un procès devait avoir lieu. Alors pas la peine d’aggraver son cas en refusant d’obtempérer.
Elle sortit piteusement de l’appartement, avec dans sa tête plus de questions encore qu’une heure auparavant.
Une fois dans sa chambre, elle s’allongea et tendit l’oreille. Elle entendait à peine le murmure des voix des trois hommes de l’autre côté de la paroi. Puis, au bout de quelques minutes, le silence se fit.
Tant de questions trottaient dans son esprit qu’elle ne parvint pas à trouver le sommeil. Une heure après avoir tourné en tous sens sur sa couchette, elle se leva, le crâne toujours vrillé par une migraine intense.
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La migraine de Pégase était enfin passée lorsqu’elle termina de préparer son chargement d’algues, en fin de journée, dans le hangar de culture. Retourner travailler lui avait permis de chasser de son esprit, au moins pour un temps, la mort de Bergamote et tout le mystère qui l’entourait.
En ce qui concernait ses cultures, tout semblait normal. L’endroit était frais et humide, comme il se devait. Les écrans de contrôle n’indiquaient rien d’inhabituel. L’odeur d’iode était forte, sans doute un peu plus que d’habitude. C’était certainement dû au fait que les algues étaient plus riches en nutriments qu’à l’accoutumée.
Le doux ronronnement des appareils avait quelque chose de rassurant. Ici, elle était sur son territoire. Dans son domaine. Elle s’en rendait d’autant mieux compte aujourd’hui, après ce qu’elle avait vu dans la matinée. Quelques questions flottaient encore dans son esprit, mais ce n’étaient plus que de lointaines préoccupations désormais. Qu’était-il arrivé à sa voisine ? Pourquoi Vélasquez était-il impliqué dans cette affaire ? Qui était-il, exactement ? D’où venait-il ? Elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’il faisait à bord.
Il allait bientôt être temps de livrer un cube en cuisine. Elle frôla la paroi argentée et dit :
— Extraction.
Elle observa le plateau d’algues qui descendait du fond de la pièce, avant de s’approcher d’elle, dans son mouvement fluide et apaisant.
Elle examina le cube compact posé sur le plateau. Les algues prenaient de plus en plus une teinte proche du vert foncé, du marron par endroits. Pégase demanda :
— Analyse.
Elle préleva un échantillon d’algues et le plaça dans le tiroir prévu à cet effet. La voix artificielle dit :
— Rien à signaler.
Ce serait vraiment appréciable si, tout à l’heure, en cuisine Permangana pouvait partager l’avis de l’ordinateur d’analyse nutritionnelle… Mais ce ne serait certainement pas le cas. La couleur, plus inhabituelle encore que la veille, allait l’amener à faire des remarques désagréables. Des remarques que Pégase n’avait pas du tout envie d’entendre ce soir. Encore moins que d’habitude.
Elle sortit du hangar, le plateau la suivant de près, et s’engagea sur le tapis roulant qui menait vers les cuisines.
Elle croisa quelques travailleurs, des hommes et des femmes, seuls ou suivis d’un chargement de minerais bruts, de récipients de liquides divers, ou transportant des sondes mal en point, destinées soit à la réparation, soit à la casse.
Mais ils étaient peu nombreux. Ce n’était pas l’heure de pointe. À cette heure-ci, on pouvait se croiser sans se marcher sur les pieds, et parfois, faire plusieurs centaines de mètres sans rencontrer qui que ce soit.
Ici, dans la zone industrielle, les couloirs étaient immenses, larges de près de six mètres, pour autant de hauteur. Ils étaient traversés de tuyaux en métal de toutes les couleurs, permettant le transport de toutes sortes de fluides et de gaz. Des rouges, des jaunes, des bleus… Pégase ne savait pas exactement ce qui transitait à travers chacun d’eux, mais ici, ils étaient à nu, et pas cachés dans les parois, comme dans les quartiers résidentiels ou les quartiers de loisir. C’était moche, mais c’était pratique. Si nécessaire, on pouvait y accéder de n’importe où, et intervenir sur un conduit défectueux dès que le besoin s’en faisait sentir.
Mais dans ce secteur, il faisait chaud, l’air était saturé d’une forte odeur d’huile minérale, et tous les systèmes de ventilation, de circulation et de régulation faisaient un boucan infernal.
Cela dit, ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Le réseau de couloirs ici était doté de tapis roulants à haute vitesse, ce qui permettait de rejoindre le centre d’Abondance en quelques minutes seulement.
Alors que Pégase venait de tourner dans un couloir vide, elle sentit soudain une main se poser sur son épaule.
Elle sursauta.
Elle se retourna. Vélasquez se tenait à quelques centimètres d’elle, portant sa main à son chapeau, comme pour la saluer.
Pégase regarda autour d’elle. Il n’y avait personne alentour. Dans le secteur, il n’y avait que des entrepôts, des hangars, et la plupart des gens qui travaillaient ici avaient déjà terminé leur journée, ou bien ils étaient à l’intérieur, en train de travailler, derrière des portes épaisses, entourés de machines bruyantes.
Elle était seule avec lui. Et il ne servait à rien de crier. Personne ne l’entendrait.
Elle recula d’un pas, imperceptiblement, mais Vélasquez dit, d’une voix forte pour couvrir les bruits environnants :
— Excusez-moi. Je travaille dans le coin, et je vous ai aperçue, alors… Il faut que je vous parle, par rapport à ce matin. La mort de Bergamote. Je me doute bien que tout ça est obscur pour vous. J’ai des choses à vous dire. J’aurais dû vous en parler plus tôt.
Pégase sentit son cœur s’accélérer.
Même si elle avait des tas de questions sans réponse, elle n’avait pas du tout envie de parler avec ce type qui la suivait partout. Ce type qui était impliqué dans la mort de sa voisine. Surtout pas dans un couloir isolé, au beau milieu d’une zone industrielle déserte.
Elle se sentait en danger. Elle avait envie de fuir. C’était comme si tout son être était en alerte.
Mais il n’y avait aucune porte de sortie ici. Aucun endroit où se réfugier.
Il fallait qu’elle temporise.
— Euh… cria-t-elle à son tour. Peut-être, je sais pas. Mais pas ici en tout cas, il y a trop de bruit. On s’entend à peine crier. Et puis j’ai encore du travail, dit-elle en montrant le cube. Mais peut-être une autre fois ?
Elle lui fit un sourire poli, mais il semblait contrarié.
Elle sentit son cœur s’accélérer encore.
— On peut peut-être se trouver un endroit plus isolé et calme, non ? Genre le pont extérieur, il n’y a personne à cette heure-ci je pense.
Pégase se figea.
Ce que l’on appelait le pont extérieur n’était évidemment pas situé à l’extérieur. C’était une salle immense, en périphérie de la station, d’où l’on pouvait observer l’espace directement à travers une paroi en verre composite. Un des seuls endroits où l’on pouvait observer directement l’extérieur de la station.
Les lumières y étaient tamisées, la gravité artificielle y était un peu moins forte qu’ailleurs. Tout était fait pour donner l’impression d’être directement en contact avec l’espace.
C’était un endroit où se rendaient parfois ceux qui se préparaient à une expédition spatiale. C’était aussi un endroit, la nuit, où se retrouvaient les amants en quête de solitude.
On y était à l’abri des oreilles indiscrètes, c’était certain.
Beaucoup trop pour Pégase.
Le tapis roulant continuait d’avancer. Lentement. Trop lentement.
Ils étaient au beau milieu du couloir maintenant. Encore une minute avant d’atteindre le prochain. Et rien ne disait que celui-là serait plus fréquenté.
Mais Vélasquez sembla percevoir le trouble de Pégase, parce qu’il secoua la tête, recula de quelques pas, comme pour mettre un peu plus de distance entre eux deux, et dit :
— Non, excusez-moi. Je suis désolé. Je vous ai fait peur. C’est ma faute. Vous ne comprenez pas ce qui se passe, je vous tombe dessus dans un endroit désert, vous vous dites même sans doute que j’ai assassiné ma tante, et là je vous propose de vous rendre avec moi dans un endroit loin de tout. Évidemment que vous êtes effrayée. Laissez tomber. Voilà ce que je vous propose : on se retrouve tout à l’heure au dîner.
Pégase était bouche bée.
— Attendez… Vous avez dit quoi ? Votre tante ?
Mais Vélasquez sauta sur le tapis roulant qui allait en sens inverse et, alors qu’il s’éloignait à grande allure, dit simplement :
— À tout à l’heure !
Et il disparut au détour d’un couloir, aussi vite qu’il était apparu.
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Quand Pégase arriva dans le réfectoire, elle aperçut Vélasquez qui était déjà assis, seul à une table dans un des coins du réfectoire, là où elle avait l’habitude de s’installer. Elle ne pouvait pas le rater : il lui faisait de grands signes de la main. Tout le monde les regardait. Elle avait horreur de ça.
Elle pressa le pas, son plateau à la main, et s’assit en face de lui, terriblement mal à l’aise. Lui, au contraire, semblait parfaitement décontracté, presque avachi dans sa chaise, sa ration d’algues presque terminée. Sans même qu’elle ait le temps d’en placer une, il se mit à parler à toute allure :
— Alors, Pégase, vous avez passé une bonne journée j’espère ? Je suis désolé de vous avoir fait peur, tout à l’heure. Mais je vous ai vue, et j’avais besoin de vous parler, alors je n’ai pas trop réfléchi… Mais j’aurais du me mettre à votre place, une femme, seule, qui croise quelqu’un dans un secteur désert… Un étranger, qui plus est… Oh, au fait, j’ai presque fini ma ration, franchement, c’est délicieux ! Vous vous améliorez de jour en jour, avec vos amis de la cuisine. Mais je n’ai pas réussi à finir, c’est vraiment copieux dites-moi ! Quand je pense qu’on m’avait dit « Vélasquez, fais attention, sur Abondance tu vas pas manger à ta faim ». Eh bien, s’ils savaient !
— Oui, dit Pégase alors qu’il marquait enfin une pause. C’est la nouvelle variété d’algues sur laquelle je travaille ces derniers temps. Elle est plus dense.
Elle n’avait pas trop envie de s’étendre sur le sujet. Elle en avait parlé avec Permangana quelques minutes plus tôt, et ce dernier lui avait encore reproché son travail. Soi-disant, des gens s’étaient plaints qu’ils avaient eu du mal à digérer, la veille. Forcément, avec toutes les graisses qu’il ajoutait pour soi-disant masquer le goût ! Mais ça, il n’y avait pas moyen de le lui faire comprendre.
Et il en avait mis encore plus, ce soir. C’était vraiment du gâchis. Il allait falloir qu’il le lui fasse comprendre. Et, s’il n’arrivait pas à le comprendre, il faudrait qu’il fasse remonter le problème au Conseil.
— Eh bien en tout cas j’aime beaucoup, dit-il simplement.
Puis il s’avança, appuyant ses coudes sur la table. La salle se remplissait peu à peu. Autour d’eux, le brouhaha des conversations se faisait plus fort. Il baissa le ton, et dit :
— Bon, venons-en au fait.
Pégase se pencha à son tour vers lui. Elle avait réussi à cacher sa curiosité jusqu’alors, mais là elle n’en pouvait plus.
— Alors, comme ça, Bergamote c’était votre tante ? Vous êtes qui au juste ? Qu’est-ce que vous faites là ? Je comprends rien, et j’aime pas ça.
— Oui, Bergamote était ma tante. Elle est morte d’un arrêt cardiaque ce matin. Ça fait des mois qu’elle était malade. Depuis que mon oncle est mort, elle se laissait aller. Elle n’a… Enfin, elle n’avait personne d’autre à bord. Toute sa famille proche, ou plutôt ce qu’il en reste, est encore sur les planètes. Des vieilles sœurs trop âgées pour voyager. Un fils engagé dans l’armée, sur Cérès, qui ne peut pas voyager comme il le voudrait. Il ne lui restait plus que moi.
Il marqua une pause, se redressa, rajusta son chapeau, et poursuivit :
— Moi vous savez, je suis de nulle part et partout à la fois. Je tiens pas vraiment en place, vous voyez. J’ai jamais réussi à me fixer où que ce soit. Quand on sait entretenir des systèmes d’assainissement, on trouve toujours du boulot partout. Mais ça fait un moment que je me dis que je prends de l’âge, qu’il faudrait que je me fixe quelque part. Que je trouve une situation. Et peut-être fonder une famille, allez savoir. Alors, quand j’ai appris que ma tante Bergamote, au fin fond du système, avait besoin de compagnie et d’assistance, je me suis dit que c’était l’occasion de me fixer quelque part. Comme un signe du destin.
Pégase ne dit rien. Elle l’avait pris pour un assassin. Elle pensait qu’il la suivait, et s’était même demandé si elle n’était pas sa prochaine cible.
En fait, c’était juste un type adorable qui était venu de l’autre bout du système solaire, qui avait parcouru des millions de kilomètres dans une navette inconfortable pour s’occuper de sa vieille tante mourante.
Pour s’occuper d’une femme qui vivait seule. Alors que Pégase, elle, qui vivait juste à côté, n’avait jamais pris le temps de s’inquiéter d’elle. Alors qu’elle l’entendait gémir presque tous les soirs, sans s’en soucier plus que ça.
Pégase avait été incapable de s’inquiéter de sa voisine, tandis que Vélasquez avait parcouru l’univers, pour ainsi dire, juste pour elle. Et dire qu’elle s’était donné le beau rôle. Celui de l’innocente femme en détresse poursuivie par un monstre…
— Voilà, reprit-il. Je tenais à vous le dire, vu que malheureusement vous l’avez trouvée dans ces circonstances tragiques, pendant que j’étais allé chercher les secours. Je ne pouvais pas les appeler, j’ai toujours refusé de me faire installer un de ces machins de communication dans l’oreille. Oui, je sais, je suis vieux jeu. Alors j’ai dû me déplacer.
— D’accord, dit-elle simplement.
— Au fait, je vous remercie d’être entrée pour voir ce qui se passait. Vous avez vu que quelque chose n’allait pas, et vous avez essayé de lui apporter de l’aide. Il était trop tard, mais vous avez fait ce que vous pouviez. Je suis désolé que ce garde ait pointé son arme sur vous. Ce n’était absolument pas mérité. Bien au contraire. Vous êtes quelqu’un de bien, Pégase. Merci.
Elle n’osa pas répondre. Elle ne pensait pas mériter ces remerciements. Elle aurait dû s’inquiéter de Bergamote bien plus tôt. Au lieu de se soucier de la présence d’un étranger à bord.
Abondance n’allait manquer de rien. Dans les mois et les années à venir, la vie ici allait changer radicalement. Mais, à se soucier de son seul confort matériel, elle avait négligé le plus important : les gens qui l’entouraient. Ceux qui vivaient juste à côté de chez elle.
Elle demanda :
— Vous n’allez pas repartir au moins ?
Il sourit.
— Vous avez hâte de me voir repartir ?
— Non non, pas du tout, au contraire, s’empressa-t-elle de répondre. Mais… Je veux dire, comme vous étiez venu pour votre tante…
— Pas seulement pour elle. Je vous l’ai dit, l’avenir de l’humanité, c’est ici qu’il se trouve, j’en suis certain. Et puis, ce n’est pas comme si j’avais un « chez moi » avec quelqu’un qui m’attend… Je suis seul maintenant. Encore plus que quand je suis arrivé.
Elle sourit à son tour et désigna la pièce d’un geste de la main.
— Vous n’êtes plus seul, vous êtes des nôtres maintenant. Vous serez bientôt un citoyen d’Abondance.
— Comment on dit, d’ailleurs ? Abondancien ? Abondançois ?
— Euh… Je crois qu’on n’y a jamais vraiment réfléchi. On dit « citoyens d’Abondance ».
— Hmm, il va falloir remédier à cela, dit-il en se levant. Il y a bientôt des élections, non ? Je crois que je vais me présenter.
— Mais… Vous ne pouvez pas vous présenter, vous venez tout juste d’arriver…
— Je plaisantais. Bon, vous avez fini de manger ? Vous me suivez ?
— Vous suivre ? Où ça ?
— Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais envie de me rendre sur le pont extérieur avec vous. Je n’ai pas changé d’avis. J’ai besoin de me changer les idées.
Pégase n’hésita pas longtemps. Après tout, pourquoi pas ? Elle aussi avait besoin de se changer les idées. Et puis, la vie sur Abondance allait rapidement changer, si tout se passait bien. Dans l’heure qui venait, beaucoup de sondes allaient faire leur retour sur la station, chargées à bloc de lutétium. Et on avait dit qu’une comète énorme allait passer tout près d’Abondance, aussi, dans la soirée, et qu’elle resterait dans les parages pendant quelque temps.
C’était le début d’une nouvelle ère. Ce soir, la vue depuis le pont extérieur allait être magnifique. Pégase ne voulait pas rater ça. Et, tout compte fait, l’idée de profiter de ce spectacle en compagnie de Vélasquez était loin de lui déplaire.