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La nouvelle du mois : "L'Homme au costume'"
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Tony, un ancien criminel, passe ses soirées au Café del Mayor, un bar miteux situé près de chez lui, à Leadtown, quelque part aux États-Unis.
Un soir, au détour d’une rue, alors qu’il rentre chez lui, il tombe sur le cadavre d’un jeune homme. Un homme, en costume, qu’il vient de croiser au bar.
Rapidement, Tony cherche à comprendre ce que cet homme faisait là. Et tente de retrouver le vieux qui l’accompagnait.
Une nouvelle policière rapide, dans une ambiance sombre et urbaine, pour tous ceux qui aiment les détectives privés à la morale ambiguë.
Cette nouvelle a été initialement publiée dans le recueil « Les Cinq disparus », du même auteur.
Le premier jour de chaque mois, je vous propose une de mes nouvelles, disponible gratuitement sur ce blog, pendant un mois. “L’Homme au costume” est également disponible en version ebook et papier chez la plupart des vendeurs.
La salle principale du café Del Mayor, où Tony se rendait tous les soirs, n’était pas bien grande. Une douzaine de tables bon marché en bois clair, réparties régulièrement sur toute la surface de la pièce. Autour de chaque table, quatre chaises, disposées de la même manière rigoureuse, presque maniaque.
De l’autre côté du comptoir en teck, de jeunes serveuses, toujours des femmes jeunes, toujours jolies, mais qui ne restaient jamais bien longtemps. Richard, le maître des lieux, devait leur rendre la vie impossible pour qu’elles décident systématiquement de se barrer comme ça, au bout de quelques mois. Derrière les serveuses, contre le mur, quelques bouteilles de rhum étaient exposées, mais c’étaient les mêmes qui prenaient la poussière depuis des siècles. On avait probablement bâti le bar tout autour de ces étagères, alors que les bouteilles étaient déjà là. Les gens ici venaient pour les bières, pas pour les autres alcools.
Au mur, quelques vieilles affiches présentant des vues de La Havane étaient soigneusement alignées, derrière des vitrines d’une propreté étincelante. Mais aussi des posters datant de la révolution cubaine, représentant Che Guevara, avec des slogans écrits en espagnol. Le tout était accompagné d’une musique latino-américaine diffusée beaucoup trop fort par des enceintes de mauvaise qualité, et d’effets de lumière bon marché, dans des tons de vert et d’orange.
L’ensemble était censé rendre le lieu plus vivant, et lui donner un air authentiquement cubain et festif. Sauf que personne dans ce quartier n’était cubain de près ou de loin, et certainement pas le patron, Richard. Il était originaire d’ici. De Leadtown. Mais l’exotisme fait vendre, il faut croire.
C’était un bar minable, et Tony le savait très bien. S’il venait ici, c’était uniquement parce que c’était à côté de chez lui, et parce que la bière était bon marché. Et aussi parce que les serveuses étaient jolies, en général.
Et en ce moment, c’était le cas. C’était pour ça qu’il s’était installé au comptoir, malgré les tabourets inconfortables. Pour discuter avec la jolie Vanessa, en sirotant une bière brune bon marché.
Ce soir-là, hormis la serveuse et lui, il n’y avait que deux personnes dans la salle. Un petit vieux, qui portait une casquette en laine comme en portaient les ouvriers dans les années trente, une chemise en coton épaisse, et un pantalon en flanelle retenu par une vieille paire de bretelles.
Face à lui, un homme beaucoup plus jeune, à peu près du même âge que Tony, genre la trentaine quoi, vêtu d’un costume bleu marine qui semblait coûter les yeux de la tête. Il ne portait pas de cravate et avait déboutonné les trois boutons du haut de sa chemise. On voyait les poils de son torse ressortir. On n’en croisait pas souvent ici, des hommes en costume. Pas trop le genre de la maison. Le style habituel, c’était jean et tee-shirt, ou chemise à carreaux, comme celle que portait Tony ce soir-là.
Il n’entendait pas ce que les deux hommes se disaient à cause de la musique à plein volume, mais la discussion semblait animée. Le petit vieux, à grands renforts de gestes des mains, était en train d’enguirlander le jeune en costard. Mais ce dernier ne se laissait pas impressionner. Il avait une posture décontractée. Reculé au fond de sa chaise, une jambe croisée par dessus l’autre, le bras appuyé sur le dossier. Il écoutait, sans rien dire, mais sans paraître affecté par ce que l’autre disait.
À un moment, le petit vieux se leva, l’air furieux, et quitta le bar. Le jeune en costard resta installé, comme si de rien n’était, et continua de boire tranquillement sa bière.
Vanessa, qui avait assisté à la scène, dit à Tony :
— Eh ben, il y en a qui ont l’air de passer une super soirée, on dirait.
— Ouais, je ne sais pas ce qu’ils avaient à se dire tous les deux, mais ce n’était pas que des mots d’amour en tout cas.
Elle haussa les sourcils, comme pour acquiescer, et passa dans l’arrière-salle.
Tony regarda à nouveau le jeune homme. Toujours dans sa posture décontractée, un bras sur le dossier de la chaise, il prit son téléphone portable de l’autre main et commença à taper un message. Il posa l’appareil sur la table et, quelques secondes plus tard, le reprit et sembla consulter la réponse au message qu’il venait d’envoyer. Il avait soudainement l’air contrarié. Il rangea son téléphone dans la poche intérieure de sa veste.
Puis il tâta ses autres poches, sortit un paquet de cigarettes, en mit une entre ses lèvres, se leva et quitta le bar à son tour.
Tony était le seul client désormais. Il était tard, il venait de finir sa bière, la musique lui défonçait les oreilles, et Vanessa, préférant essuyer des verres déjà secs, ne semblait pas s’intéresser à lui.
Il était temps de partir.
Il salua la serveuse qui répondit machinalement, mit son bonnet sur son crâne chauve, et sortit dans la rue glaciale.
Le vent s’était levé. Il était près d’une heure du matin, et les lumières aux fenêtres des immeubles étaient presque toutes éteintes. Seules les lampadaires éclairaient péniblement les trottoirs sales de leur lumière pâle. Au loin, on entendait des bruits de circulation, mais la rue en elle-même était calme.
Tony fit quelques pas, tourna au coin de la rue, et vit une masse au sol. C’était le jeune homme en costard. Il était allongé sur le dos, dans une posture improbable, les bras écartés, les jambes à moitié repliées, les yeux exorbités.
Il avait toujours sa cigarette à la bouche et baignait dans une mare de sang.
Il était sans doute trop tard pour le sauver mais il fallait quand même appeler les secours. Au cas où.
Tony n’avait pas de téléphone portable. Il savait que le type en avait un, dans sa poche intérieure. Il se pencha, tourna délicatement le pan de la veste et saisit le téléphone du bout des doigts. Il regarda l’écran. Le téléphone était verrouillé. Il tapa quatre fois le chiffre zéro, mais en vain. C’est alors qu’il vit sur l’écran un lien « appel d’urgence ».
Il était sur le point de cliquer quand il entendit au loin le cri d’une sirène déchirant le silence, puis vit des gyrophares bleus clignoter dans son dos. Quelqu’un avait déjà prévenu la police.
Il jeta un bref coup d’œil autour de lui. Il ne vit personne. Il ne voulait pas que les flics le trouvent avec un cadavre à ses pieds. À tous les coups, avec le casier qu’il avait, on lui collerait ça sur le dos. Même s’il n’aurait aucun problème à clamer son innocence, il n’avait pas envie de passer les heures à venir au poste, merci bien. Il s’enfuit sans prendre le temps de remettre à sa place le téléphone de la victime.
#
Il était à peine arrivé dans son appartement que son chat se précipita en miaulant entre ses jambes.
Tony vivait dans un studio minuscule, sous les combles d’un vieil immeuble de cinq étages. Une pièce unique mansardée, avec juste un lit d’appoint, une table de chevet avec un revolver dans le tiroir, une kitchenette minuscule, une table, une chaise, un petit bureau avec un vieil ordinateur qui lui servait aussi de télé, et un chat. C’était pas grand-chose, mais ça lui suffisait. De toute façon, il n’avait pas les moyens de s’offrir plus.
Tony ouvrit le placard en formica au-dessus de l’évier, prit le paquet de croquettes, en versa quelques-unes dans le bol du chat qui se précipita dessus, ôta ses chaussures et alla s’allonger sur son lit de camp. Les ressorts du sommier grincèrent sous son poids. Le frigo se mit à dégivrer.
Pendant que le chat engloutissait bruyamment ses croquettes, Tony regarda l’écran du téléphone. Durant les quelques minutes qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait trouvé le cadavre, on avait tenté d’appeler l’homme au costard bleu trois fois. L’écran indiquait « Billie : trois appels en absence ». Impossible d’en savoir plus sans pouvoir déverrouiller l’appareil, bien entendu.
Il n’avait pas voulu laisser le téléphone sur place, ni le jeter dans une poubelle en chemin. On risquait de trouver ses empreintes dessus, et il aurait eu beaucoup de mal à expliquer ce que ses empreintes faisaient sur le téléphone d’un mort. Il avait donc été obligé de l’emporter avec lui. Maintenant, il jugea qu’il était plus prudent d’éteindre l’appareil et de débrancher la batterie. S’il restait allumé, on pourrait le localiser. Il n’avait pas envie que la police trouve ce téléphone entre ces mains. Ni les gens qui avaient assassiné le propriétaire. Ni cette Billie, qui qu’elle puisse être.
Alors qu’il était sur le point de l’éteindre, l’écran se mit à clignoter. Encore un appel. Le nom de « Billie » s’afficha en gros. Tony hésita, puis décrocha, sans dire un mot. Une douce voix féminine dit :
— Allo ?
Tony ne répondit pas. La voix redit :
— Allo ?
Tony émit un grognement indistinct. La voix sembla hésiter, puis demanda :
— C’est toi Jeremy ?
Tony ne répondit pas. La voix insista :
— Qui est à l’appareil ?
Il garda le silence. La jeune femme raccrocha.
Ainsi l’homme au costard s’appelait Jeremy. Tony ne savait pas trop quoi penser de cette affaire. Ce n’était pas son problème, dans le fond. Des gens qui se font assassiner, surtout dans cette partie de la ville, ça arrivait toutes les semaines. Mais ce n’était pas tous les jours qu’un type crevait presque sous ses yeux. Il se sentait impliqué dans cette affaire. Comme s’il avait pu faire quelque chose pour éviter à l’homme de mourir.
Il éteignit le téléphone, l’ouvrit, et retira la batterie. Il ne suffisait pas d’éteindre un téléphone pour le rendre indétectable. Il le savait. Il avait lu ça quelque part. Il fallait déconnecter la batterie pour être tranquille.
Il ouvrit le petit tiroir situé sous la table, et cacha le téléphone et la batterie sous les couverts. Il ne savait pas s’il en aurait l’utilité plus tard. Il verrait. Au pire, un téléphone comme ça, il trouverait certainement le moyen de le revendre. Dans quelques semaines, une fois que cette affaire se serait tassée.
Tony se déshabilla, éteignit la lumière et se glissa dans son lit. La pièce n’était plus éclairée désormais que par l’enseigne clignotante de la pharmacie en bas de son immeuble. À peine était-il couché que le chat vint se lover contre lui, à sa place habituelle.
Cette nuit-là, Tony eut du mal à trouver le sommeil.
#
Le lendemain soir, il arriva au café Del Mayor de bonne heure. Dix-neuf heures. Ce n’était pas comme s’il avait autre chose à faire de ses journées, mais d’habitude, il arrivait un peu plus tard. Il était peut-être temps qu’il s’inquiète de sa consommation d’alcool.
Comme la nouvelle serveuse, Vanessa, n’était pas très causante, il avait délaissé le comptoir et s’était assis à une table, au milieu de la salle. Il était encore tôt, aussi était-il encore le seul client de l’établissement. Ça n’avait pas empêché Vanessa de mettre la musique à fond, comme d’habitude. Encore et toujours le même disque de Compay Segundo.
À peine dix minutes plus tard, une femme d’une quarantaine d’années aux cheveux d’un blond intense fit son entrée. Elle était beaucoup trop élégamment vêtue pour le quartier. Une longue robe blanche, et à ses oreilles de larges boucles dorées. À ses pieds, des sortes d’escarpins à talons hauts. Décidément, ces derniers jours, l’établissement de Richard attirait les rupins.
Elle se dirigea vers le comptoir et échangea quelques mots avec Vanessa. Tony ne pouvait rien entendre de leur conversation, avec la musique qui faisait encore un boucan de tous les diables.
La femme se fit servir un coca et fit le tour de la salle du regard. Comme si elle cherchait quelqu’un. Mais comme ce soir-là, à part Tony, il n’y avait personne, elle se dirigea vers lui et demanda :
— Bonsoir monsieur, est-ce que je pourrais vous déranger quelques instants s’il vous plait ? Je vous assure que je n’en ai que pour deux secondes.
Il reconnut immédiatement cette voix douce et suave.
— Vous êtes Billie, n’est-ce pas ?
La femme écarquilla les yeux.
— On se connaît ?
Elle hésita, jeta un regard autour d’elle, puis s’assit en face de lui et demanda à voix basse :
— Vous connaissez mon frère ?
— Jeremy ?
— Oui.
Elle hésita et demanda :
— C’est vous qui m’avez répondu au téléphone, hier soir, pas vrai ? Qu’est-ce qui s’est passé, s’il vous plait, dites-moi ? La police m’a appelé pour me dire qu’il était mort, mais ça n’a pas l’air de les affoler plus que ça. Ils disent que c’est une histoire de règlement de compte, parce que mon frère trainait dans des affaires un peu limite. Je ne pense pas qu’ils enquêtent plus que ça. Ces histoires, ça les intéresse pas. Ils se disent juste que ça fait un criminel de moins dans les rues de cette ville. Mais moi j’ai besoin de savoir. J’ai besoin de comprendre qui lui a fait ça. Et pourquoi.
Tony réfléchit. Il ne savait pas trop s’il pouvait vraiment faire confiance à cette nana. Et si elle était responsable de la mort de Jeremy ? Non, c’était peu probable. La femme avait l’air vraiment bouleversée. Et puis, elle avait son prénom enregistré dans le téléphone du jeune homme. Ce n’était pas une inconnue. Ce n’était pas non plus « Billie quelque chose », ou même « madame quelque chose ». Juste un prénom. Juste « Billie ». Il demanda :
— C’est quoi au fait votre nom de famille ?
— Mon nom de jeune fille, c’est Ashlock. Mon frère s’appelait Jeremy Ashlock.
Tony nota mentalement, puis dit :
— Je sais juste qu’il était là hier. Il discutait avec un type. Ça n’avait pas l’air de bien se passer.
— Un vieux avec une casquette plate ?
— Oui. Vous le connaissez ?
— Non, dit-elle. Mais il m’en avait parlé. C’était quelqu’un qui lui faisait peur. Il avait l’air dangereux. Mais il n’a pas voulu m’en dire plus.
Tony reprit :
— À un moment le vieux a fini par repartir. Votre frère est resté un peu, puis il est sorti quelques minutes après. Et un quart d’heure après, quand moi aussi je suis parti, je l’ai trouvé mort, au coin de la rue, là-bas. Je suis désolé.
Elle cligna des yeux rapidement, comme quand les gens sont sur le point de pleurer, et demanda :
— C’est vous qui avez appelé la police alors ?
— Non, j’allais le faire, mais ils sont arrivés juste avant. C’est pour ça que j’avais pris son téléphone. Pour les appeler.
— Et qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
— Rien. Je ne suis pas resté. Disons, qu’entre la police et moi, les relations sont pas forcément au beau fixe.
La porte de l’établissement s’ouvrit. Une bande de quatre gars assez costauds fit son entrée. Sans doute des ouvriers du chantier d’à côté. Ils parlaient très fort, comme si le monde leur appartenait. Ils s’installèrent à une table juste à côté de celle de Tony et Billie. Comme s’il n’y avait pas de la place ailleurs. Un des gars se mit à reluquer Billie. Elle l’ignora et demanda à Tony :
— Ça ne vous dérangerait pas qu’on aille faire un petit tour dehors pour continuer à discuter ?
— J’allais justement vous le proposer.
#
Dehors il faisait déjà nuit. Une légère bruine s’était mise à tomber sur la ville. La femme avait ouvert son parapluie et avait invité Tony à s’abriter dessous. Il lui avait proposé de porter le parapluie, par galanterie, mais Billie avait refusé.
Ils marchèrent le long de l’avenue. À cette heure-là, la voie était empruntée par de nombreuses voitures. Les gens venaient de quitter leur travail. Ils étaient fatigués, ils avaient hâte de rentrer chez eux. Ça klaxonnait à tout va.
En sortant du café, Tony avait volontairement pris à gauche. À droite, c’était le chemin pour rentrer chez lui, et il n’avait pas envie qu’elle sache où il habite. Et puis à droite, c’était aussi l’endroit où il avait trouvé le cadavre de son frère. Alors qu’ils marchaient sans but précis, Tony demanda :
— Pourquoi êtes-vous venue au café Del Mayor ? Comment saviez-vous que votre frère est venu là hier soir ?
— Il m’avait souvent parlé de cet endroit. C’était un habitué apparemment.
Tony ne dit rien, mais il était certain de n’y avoir jamais vu Jeremy auparavant. Un jeune homme bien sapé qui porte un costard pareil, il l’aurait remarqué. Billie poursuivit :
— Écoutez, je suis sûre que les gens qui s’en sont pris à lui, cet homme à la casquette notamment, vont revenir dans les parages prochainement. Vous qui avez l’air de souvent fréquenter l’endroit, si vous pouviez me prévenir la prochaine fois que vous voyez cet homme, si vous arriviez à mettre la main sur lui, d’une manière ou d’une autre, je vous en serais éternellement reconnaissante. Et je vous donnerais de l’argent. Je n’ai pas grand-chose, mais… Cinq cent dollars, ça vous irait ?
Tony hésitait. D’un côté, cette histoire l’intriguait, et il aurait vraiment aimé comprendre ce qui s’était passé. Et puis, un peu d’argent ne lui ferait pas de mal. Mais en même temps, il n’avait pas trop envie de s’engager. Il n’était pas détective privé. Il ne savait pas comment on menait une enquête.
— C’est pas trop un truc que je sais faire, vous savez. Pourquoi vous n’embauchez pas, je ne sais pas, un vrai détective privé ?
— Je n’ai pas envie que cette histoire s’ébruite, dit-elle. Je ne sais pas dans quelle affaire mon frère trainait, alors moins il y a de personne au courant, mieux c’est.
— Et moi alors, pourquoi vous me faites confiance ? Qu’est-ce qui vous dit que je suis pas l’assassin de votre frère ? Que je ne suis pas complice de l’homme que vous recherchez ? Que je ne vais pas le prévenir qu’on le cherche ?
Elle se figea net. Elle le regarda quelques secondes et dit :
— Non, je n’y crois pas. Vous n’auriez pas répondu au téléphone hier soir. Et vous ne m’auriez pas donné tous ces renseignements aujourd’hui si vous étiez impliqué.
Ils firent quelques pas, en silence. Puis il demanda :
— Est-ce que vous connaissez le code du téléphone de votre frère ?
— Non.
— Dommage.
Elle réfléchit et demanda :
— Vous avez essayé de le déverrouiller, n’est-ce pas ? Vous savez que, sur les téléphones récents, souvent, il y a un mécanisme qui prend une photo quand quelqu’un essaie de forcer le verrouillage, et qui l’envoie par mail. Il y a probablement une photo de votre visage dans la boîte mail de mon frère.
— Et j’imagine que vous ne connaissez pas le mot de passe de la boîte mail non plus ?
— Non. Oh, au fait, j’aimerais bien récupérer son téléphone aussi. Vous comprenez.
— Bien sûr. Je vous le ramène demain si vous voulez. Au café. Même heure que ce soir.
— Ça serait parfait.
Ils arrivèrent au bout de l’avenue. Tony hésita et tourna à gauche. Vers le centre. Ils arrivèrent dans une rue beaucoup plus animée. Quelques piétons se hâtaient tout autour d’eux. Des magasins des deux côtés de la rue. Certains encore ouverts, d’autres en train de fermer. Elle dit :
— Bon, il faut qu’on reste en contact, des fois que vous auriez des nouvelles informations d’ici demain soir. C’est quoi votre numéro de téléphone ?
— J’en ai pas.
Elle sursauta :
— Comment ça ? Tout le monde a un téléphone de nos jours.
— J’ai pas vraiment les moyens, dit-il. Et j’ai pas l’utilité. Personne m’appelle jamais, et j’ai pas grand monde à appeler non plus. De toute façon, ces machins, ça sert surtout à vous pister, et j’aime pas qu’on me piste.
Elle fouilla dans sa poche, sortit un billet de vingt dollars et dit :
— Il vous faut un téléphone, pour pouvoir m’appeler quand vous aurez retrouvé l’homme à casquette. C’est important. Tenez, prenez ça, et achetez un modèle jetable. Ça suffira bien.
Il prit l’argent et dit :
— Dès que j’ai des nouvelles, je vous préviens. Et dans tous les cas, on se voit demain soir.
Et il disparut dans la nuit.
#
Quand il rentra chez lui ce soir-là, Tony était de bonne humeur. La perspective de gagner quelques centaines de dollars juste en retrouvant un type ne lui déplaisait pas. Le chat se frotta à ses jambes en miaulant. Tony lui servit un bol de croquettes, puis sortit le téléphone de Jeremy du tiroir où il l’avait caché.
Il remit la batterie, et l’alluma. Pour voir si l’homme avait eu de nouveaux appels en absence, ou de nouveaux messages textuels. Mais pas moyen d’accéder aux notifications sans entrer le code PIN. Tony soupira, éteignit l’appareil et ôta à nouveau la batterie.
Pendant que le téléphone était démonté, il vit une minuscule carte à puce à l’intérieur de l’appareil. Pas la carte SIM, une autre, encore plus petite. Celle qui contenait les données de l’appareil, à tous les coups.
Il la retira et sortit de son emballage son propre téléphone qu’il venait d’acheter sur le trajet du retour. Puis il inséra la carte minuscule dans son appareil.
À peine son téléphone allumé, Tony s’assit sur son lit et fouilla parmi les fichiers disponibles sur la carte. Pas grand-chose. Aucun contact, aucun message. Mais un dossier qui contenait quelques photos.
Ce n’étaient pas des souvenirs de vacances, ou même des photos faites entre amis. Plutôt des clichés mal cadrés d’endroits sans intérêt visuel. Sans doute des photos prises à la dérobée. Sur l’une d’elles, on voyait ce qui ressemblait à une chaîne de montage dans une usine. Ou bien une presse à imprimer. Un gros appareil industriel, en tout cas. On y voyait un homme, un colosse plutôt, qui aurait pu broyer la machine avec une seule main tant il semblait fort. Un opérateur, manifestement. Il portait un bleu de travail et une moustache fournie.
D’autres photos montraient d’autres points de vue sur la machine. C’était une presse à imprimer, sans le moindre doute. Des points de vue où l’on apercevait nettement des portes. Des fenêtres. Jeremy avait clairement cherché à s’introduire dans ce bâtiment, et avait identifié tous les points d’accès. Mais où était-ce ?
Il continua de faire défiler les photos. Sur l’une d’entre elles, par la fenêtre, on devinait le nom d’une enseigne proche du bâtiment : « Garage Sheldon T. Murphy. » Il fallait qu’il trouve cet endroit.
Il y avait aussi une photo de sa sœur Billie, prise dans un parc. Elle ne souriait pas. Ne regardait pas vers l’appareil. Elle avait l’air triste sur cette photo. Ou plutôt, préoccupée. Comme si quelque chose, hors champ, la perturbait.
Il tomba aussi sur quelques photos de Jeremy lui-même. Quelques selfies, avec différentes tenues, dans différents lieux. Des photos bien mieux cadrées et éclairées que les précédentes. Des clichés très travaillés, mais qui se voulaient naturelles. Sans doute des photos que le jeune homme avait prises pour se vendre sur des sites de rencontre.
Il continua de fouiller mais ne trouva aucun cliché du vieux à casquette qu’il avait vu la veille en compagnie de Jeremy.
Il recopia toutes les photos sur la mémoire interne de son téléphone. Puis il l’éteignit, en retira la batterie, et remit la carte minuscule à l’intérieur de l’appareil de Jeremy.
Tony alluma son ordinateur et fit des recherches. Le garage Sheldon T. Murphy était situé au beau milieu de la 87ème rue. Il irait faire un tour dans le secteur dès le lendemain.
Puis il fit quelques recherches sur le nom de Jeremy Ashlock. Il tomba sur quelques vieux articles de journaux, disant qu’il avait été condamné à plusieurs mois de prison pour une histoire de recel de bijoux volés, quelques années auparavant. Rien de bien substantiel en dehors de ça.
Il chercha également le nom « Billie Ashlock » mais n’obtint aucun résultat. Elle avait dit que c’était son nom de jeune fille. Donc elle s’était mariée. Mais Tony ne connaissait pas son nom d’épouse. Il éteignit l’ordinateur, se déshabilla et alla se coucher.
Le chat vint le rejoindre à sa place habituelle.
Au loin, on entendait la sirène d’une ambulance.
#
La 87ème rue était en réalité une longue avenue bordée de platanes, dans un quartier résidentiel assez riche. Sur des kilomètres, des maisons de taille moyenne, au milieu de terrains assez vastes entourés de clôtures de piquets blancs. À cette heure de la matinée, aux alentours d’onze heures, le quartier était calme. La plupart des résidents étaient partis travailler. C’était une belle journée, chaude et ensoleillée.
Son bonnet vissé sur la tête, Tony arpentait tranquillement la rue, à la recherche du garage. Il commençait à avoir mal aux pieds. S’il avait su que la rue était si longue, il aurait pris le bus pour se repérer et s’arrêter au plus près.
À plusieurs dizaines de mètres devant lui, le facteur faisait sa tournée. Quelques gamins circulaient à vélo sur les trottoirs, à toute allure. Derrière leurs rideaux, des mémères qui se croyaient discrètes observaient tous les faits et gestes de Tony.
Il arriva à proximité d’un grand bâtiment devant lequel étaient garées deux dépanneuses. Il releva la tête et vit l’enseigne qu’il avait aperçue sur la photo la veille : « Garage Sheldon T. Murphy ».
Il porta le regard un peu plus loin. Non loin du garage, à l’angle d’une petite rue appelée « rue Jackson », il y avait un autre bâtiment en briques. Un cube de deux étages, avec de grandes fenêtres. Fonctionnel plutôt qu’esthétique. D’après l’angle, c’était bien à l’intérieur de ce bâtiment que la photo avait été prise.
Contrairement au garage, le bâtiment n’avait pas d’enseigne visible. Il était accolé à une petite église baptiste dont Tony apercevait le clocher blanc.
Il s’approcha, tourna dans la petite rue et contourna le bâtiment. En fait, il n’était pas collé à l’église : il en faisait partie. C’était un bâtiment bizarre, fait de deux ailes, l’une correspondant à l’idée qu’il se faisait d’une église, avec un toit pentu et un clocher, et l’autre constituée de ce cube aux grandes fenêtres et au toit plat.
Tony rangea son bonnet dans sa poche, frotta par réflexe son crâne chauve, et entra dans l’église.
C’était une pièce assez vaste, haute de plafond, avec une douzaine de rangées de bancs. Les murs étaient peints en blanc. De vastes fenêtres de chaque côté. La pièce était très lumineuse. Ça sentait la peinture fraîche. Un orgue imposant, en hauteur, derrière l’autel. Au sol, une moquette bordeaux dans un état impeccable.
Un homme d’une cinquantaine d’années, probablement le pasteur, était en train de poser des bibles sur chacun des bancs. Il releva la tête en entendant Tony arriver, lui fit un sourire et le salua d’un hochement de tête. Tony lui rendit son salut.
Tout au fond de la pièce, il y avait une petite porte. Elle donnait probablement sur l’autre aile du bâtiment. Ce cube en briques qu’il avait vu à l’extérieur. Sûrement l’endroit d’où avait été prise la photo.
Il jeta un œil derrière lui. Le pasteur était occupé à faire du rangement et ne semblait pas faire attention à lui. Tony se dirigea discrètement vers la porte.
Alors qu’il venait de poser la main sur la poignée, la porte s’ouvrit. De l’autre côté, le type baraqué à la moustache fournie qu’il avait vu sur une des photos la veille, sursauta. Il jeta un regard mauvais à Tony et dit :
— Qu’est-ce que vous faites là ? C’est privé ici, monsieur.
Tony tenta de regarder derrière le colosse mais ce dernier était tellement volumineux qu’il remplissait quasiment tout le cadre de la porte. Il aperçut néanmoins une pièce immense, plus grande encore que celle où il se tenait. Il dit :
— Pardon, je cherchais les toilettes.
L’homme haussa les sourcils.
— Y a pas de toilettes accessibles au public ici. C’est une église, monsieur. Faut aller dans un bistrot si vous avez envie de pisser. Ici c’est pour prier.
Depuis le fond de l’église, une voix demanda :
— Un problème Igor ?
Tony se retourna. C’était le pasteur. Ainsi le moustachu s’appelait Igor.
— Non, mon père, aucun souci. Ce monsieur cherche des toilettes. Je lui ai dit d’aller au café d’en face.
Le pasteur se dirigea vers lui et, d’une politesse excessive, demanda :
— Oh bonjour, monsieur. Nous n’avons pas de toilettes ouvertes au public, mais je peux vous conduire aux toilettes privées si c’est urgent.
Tony ne voulait pas rester ici plus longtemps. Il savait qu’il était au bon endroit. Mais il ne voulait pas opérer en plein jour, avec tout ce monde autour de lui.
— Ne vous embêtez pas. Je vais aller au café d’en face.
— Comme vous voudrez.
Et il ressortit de l’église.
Il n’avait pas retrouvé l’homme à la casquette. Tout ce qu’il savait c’était qu’il était sur la bonne piste. Il reviendrait un peu plus tard.
Et cette fois, il passerait par l’entrée des artistes.
#
Ce soir-là, au café Del Mayor, il y avait un peu plus de monde que d’habitude. Un groupe de six jeunes qui fêtaient quelque chose, et un couple d’habitués que Tony avait déjà croisés plusieurs fois. Mais toujours pas de vieux à casquette.
Il se dirigea vers le comptoir. Vanessa lui demanda :
— Bonsoir, la même chose que d’habitude ?
— Ouais. Dis, j’ai une question à te poser.
— Je t’écoute, dit-elle en actionnant la pompe à bière.
— Tu te rappelles les deux qui s’engueulaient, avant-hier soir ?
— Ouais, y en a un qui est mort d’ailleurs, je sais pas si t’es au courant. Le petit jeune. C’est moche quand même.
Tony s’approcha d’elle et demanda d’une voix plus basse :
— Justement, est-ce que tu aurais revu son acolyte ? Tu sais, le vieux qui portait une casquette ?
— Non.
— Et tu l’avais déjà vu, dans le coin, ce type-là ?
— Non. L’autre non plus d’ailleurs.
Il la remercia. Il serait bien resté pour discuter, mais Billie venait d’arriver. Elle portait un tailleur bleu qui lui allait à merveille. Beaucoup trop bien habillée pour l’endroit, encore une fois. Ils s’assirent à une table isolée, dans un coin de la salle.
À peine furent-ils installés que Billie demanda :
— Vous avez retrouvé l’homme qui était avec mon frère avant-hier ?
— Non, pas pour le moment. Mais j’ai ramené le téléphone.
Il lui tendit l’appareil. Elle le prit et demanda :
— Vous n’avez pas réussi à le déverrouiller ou à en tirer quoi que ce soit ?
— Non, dit-il.
— C’est dommage, il y avait sûrement des infos utiles là-dedans.
— C’est possible, mais je vous ai dit, moi ces appareils, c’est pas trop ma spécialité.
Il ne voulait pas lui parler des photos qu’il avait extraites la veille. Peut-être que c’était une fausse piste. Peut-être que ça ne donnerait rien. Il en doutait, mais il ne voulait pas lui donner de fausse joie. Il but sa bière d’une traite, se leva et dit :
— Je vais poursuivre mes investigations. Je vous tiens au courant.
Il la salua, sortit et remonta la rue. Dehors la brume s’était levée. Il avait plu. L’air sentait l’asphalte mouillée. La pleine lune se reflétait dans une flaque d’eau sur le trottoir.
Au loin, il vit le bus en direction de la 87ème rue arriver. Il pressa le pas et réussit à grimper à bord.
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Il était près de minuit et le quartier était calme. Pas un passant. Une voiture, de temps en temps, traversait la rue. Dans les maisons, les lumières s’éteignaient peu à peu. Les mémères curieuses, derrière leurs rideaux, étaient couchées depuis longtemps et ne s’étonneraient pas de cet homme habillé tout en noir qui arpentait les rues.
Tony arriva devant l’église. Toutes les lumières étaient éteintes. Le local était certainement désert. Peut-être le pasteur était-il encore là ? Il ne savait pas si les prêtres vivaient dans leur église ou pas. Probablement pas.
Il contourna le bâtiment. Trouva une petite porte sur le côté de l’aile principale. Celle qui avait un toit pentu. Celle qui servait d’église.
Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui. Personne. De toute façon, il était à peu près à couvert à cet endroit-là. On ne pouvait pas le voir depuis la rue.
Il regarda la porte. C’était une petite porte en bois, assez classique, avec une serrure tout ce qu’il y a de plus standard. En général, les églises ne sont pas les bâtiments où l’on trouve les serrures les plus élaborées, et celle-ci ne dérogeait pas à la règle. Et, pendant son passage dans l’après-midi, il n’avait pas vu de système d’alarme ou de vidéosurveillance dans l’église. Ça allait être un jeu d’enfant.
Il sortit de sa poche son kit de crochetage. Ça faisait des années qu’il ne s’en était pas servi. Depuis qu’il s’était fait serrer par la police, en fait. Pourtant, il n’avait jamais rien fait de mal. Il avait juste cambriolé deux ou trois rupins qui avaient bien plus d’argent qu’ils n’en avaient besoin.
Il choisit un pick, prit le tenseur adapté, les fit jouer dans la serrure. En même pas dix secondes, la porte était déverrouillée. Ce genre de chose, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.
Il entra, alluma sa lampe-torche et balaya le sol de son faisceau. Tout semblait normal.
Il traversa la grande pièce, et se dirigea vers le fond.
Vers la porte derrière l’autel.
Elle était entrouverte.
Il s’avança précautionneusement, se colla contre le mur, juste à côté de la porte.
Puis, toujours collé au mur, la poussa pour l’ouvrir en grand. Rien ne se passa.
Il passa la tête par la porte, balaya la pièce avec le faisceau de sa lampe.
Rien. Hormis une demie-douzaines d’armoires en ferraille dans le fond, la pièce était entièrement vide.
Il entra et continua de promener le faisceau de sa lampe au sol. On y voyait de la poussière. Des coups aussi, sur le linoléum.
Quelque chose avait été déplacé en urgence. Quelque chose de lourd.
Au fond, il y avait une grande double porte. Sans doute assez large pour y faire passer la presse qu’il avait vue sur les photos.
Il se dirigea vers les armoires métalliques. Rien à l’intérieur des trois premières.
Dans la quatrième, sur une étagère en hauteur, il trouva un carton qui semblait avoir été oublié. Il le prit carton, le posa délicatement au sol et l’ouvrit.
À l’intérieur, il y avait des dizaines de passeports vierges.
C’était donc ça que ces types faisaient. Des faux papiers. Et ils étaient partis en urgence, et avaient emporté leur matériel avec eux.
Il prit trois passeports et rangea le carton. Il fouilla les deux dernières armoires. Elles étaient vides.
Il ressortit de l’église et fit le tour du bâtiment. À l’arrière, il vit que la double porte donnait sur un parking.
On avait déménagé la presse en urgence. Mais pourquoi ? Est-ce que ça avait un lien avec sa visite de l’après-midi ? Le moustachu s’était-il douté de quelque chose ? C’était peu probable, mais il ne voyait pas d’autre raison.
À moins que ce déménagement n’ait rien eu à voir avec sa visite. C’était peut-être une pure coïncidence.
Il regarda autour de lui. Derrière l’église, face à la double-porte, il y avait un petit parc. Quelques platanes, des jeux pour enfants au milieu. Des bancs, tout autour. Il observa le banc de plus près. C’est alors qu’il eut l’illumination.
Il prit sont téléphone, l’alluma, et envoya un message à sa cliente : « Je sais où est l’homme que vous recherchez. Retrouvez-moi demain au café Del Mayor à 17 heures ».
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Quand Tony arriva devant le café le lendemain, il était seize heures cinquante. Dix minutes avant l’heure du rendez-vous. Malgré la pluie battante, il regarda discrètement les voitures garées le long de la rue. À quelques mètres devant le café, une bagnole discrète, noire, avec un type à l’intérieur. La trentaine, costaud. Pas l’air aimable.
Juste en face du Del Mayor, de l’autre côté de la rue, une autre voiture du même genre, de la même couleur, avec un autre gars du même genre à l’intérieur. Il faisait semblant de regarder quelque chose sur son téléphone, mais jetait à intervalle régulier un œil autour de lui. Tony évita de croiser son regard.
Il sourit. L’homme à la moustache ne devait pas être bien loin non plus, mais il n’avait pas envie que les types sachent qu’ils avaient été repérés.
Il entra dans le café. Ce jour-là, le disque de Compay Segundo était moins fort que d’habitude, comme Tony l’avait demandé. Billie n’était pas encore arrivée. À une table, près du fond, deux hommes d’âge moyen étaient en train de boire un café. Tony les salua d’un geste du menton et s’assit à une table au milieu de la salle.
Billie arriva dix minutes plus tard. Pile à l’heure.
Toujours aussi élégamment vêtue.
Elle s’assit en face de Tony et lui demanda :
— Alors, vous l’avez retrouvé ? Où est-il ?
Elle avait un sourire forcé sur le visage. Son ton affable avait disparu. Comme si elle était crispée. Comme sur la photo qu’il avait vue dans le téléphone de Jeremy.
Il ne répondit pas et sortit de sa poche l’un des passeports vierges qu’il avait trouvé à l’église la veille.
Son sourire s’effaça.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous le savez très bien ce que c’est. C’est un passeport vierge. Un faux. Comme ceux que vos petits camarades impriment, derrière l’église baptiste de la 87ème rue.
— Mais qu’est-ce que vous racontez ?
Son ton était glacial.
— C’est en voyant le banc dans le parc cette nuit que j’ai compris. Sur le téléphone de votre soi-disant frère, j’avais déjà vu ce banc sur une photo. Et vous étiez assise dessus. Vous saviez très bien ce qui se tramait dans cette église. Vous faisiez partie du groupe. Et ce jour-là, où Jeremy vous a prise discrètement en photo, vous étiez en train de superviser le chargement.
Billie se crispait à vue d’œil. Elle était à deux doigts d’étriper Tony, qui poursuivit :
— Jeremy faisait partie de votre groupe et il vous a trahis, non ? Et l’homme à la casquette aussi. Ce n’est pas lui qui l’a tué. C’est votre groupe. Ils avaient tous les deux des informations compromettantes, et vous vouliez les tuer tous les deux. Vous avez eu Jeremy, mais vous avez raté le vieux qui était parti plus tôt. Et vous n’aviez pas pensé à récupérer le téléphone de Jeremy, et quand vous avez vu que je je l’avais pris, vous m’avez appelé en jouant à la pauvre sœurette éplorée qui ne comprenait pas ce qui se passait.
Un sourire mauvais se dessina sur le visage de Billie.
— Pauvre imbécile, je ne vous demandais pas grand-chose, juste de me retrouver ce type à casquette. Nous sommes sûrs qu’il se planque dans le quartier. Un déchet comme vous qui ne fait rien de ses journées, je me disais que vous finiriez bien par le retrouver. Mais non, vous avez préféré faire le malin et fouiner dans nos affaires. Oui, mon frère nous a trahis. Il est de mèche avec ce type qui ne travaille pas avec nous. Je ne vois pas en quoi ça vous concerne.
— Et qu’est-ce qui me serait arrivé si je m’étais contenté de le retrouver, ce type ? Vous m’auriez buté dès que je vous aurais donné l’info.
Elle eut un rire forcé.
— Parce que vous croyez que vous allez repartir vivant d’ici ? Vous êtes vraiment plus bête que je ne le pensais.
— Si vous parlez de vos petits camarades garés dans les voitures devant le bar, à mon avis la police est déjà en train de s’occuper d’eux.
Son sourire disparut à nouveau.
— Vous avez parlé de tout ça à la police ?
— Eh, dit-il sur un ton moqueur, vous croyez que ça m’amuse ? Moi je les aimes pas spécialement les poulets, mais entre ça et me faire buter, j’ai fait mon choix, merci. Et puis eux, ça avait l’air de les intéresser cette histoire d’homicide et de faux papiers.
— Et pourquoi la police croirait un repris de justice comme vous ? C’est votre parole contre la nôtre, à part un faux passeport que vous auriez pu trouver n’importe où, vous n’avez rien.
Tony souleva son bonnet posé sur la table et en sortit son téléphone caché dessous.
— Dites bonjour à ces messieurs, dit-il en secouant l’appareil. Je vous avez dit, ces machins-là, à part à avoir des emmerdes avec la police, ça sert à rien.
Elle hurla :
— Fumier !
Elle se leva. Elle avait l’air enragée.
Elle sortit un petit revolver de son sac à mains.
À peine l’avait-elle dirigé vers Tony que les deux types à la table du fond se jetaient sur elle en hurlant :
— Police ! Lâchez votre arme !
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Dix minutes plus tard, Tony étaient en train de terminer sa bière au comptoir. La police avait arrêté Billie ainsi que tous ses complices planqués à l’extérieur. Il ne savait pas s’ils retrouveraient la presse ainsi que les faux passeports, mais ce n’était plus son problème. Tony ne toucherait pas ses cinq cent dollars, mais au moins il sortirait vivant de cette histoire. C’était tout ce qui comptait. Et puis, ses relations avec les flics s’arrangeaient. Un peu. Ça ne pouvait pas lui faire de mal.
Il remit son bonnet sur sa tête, salua Vanessa, et jeta un œil dans la rue avant de sortir. La pluie avait cessé de tomber. La police avait quitté le secteur. Le quartier était redevenu calme.
Tony prit le chemin de son appartement. Il commençait à se faire tard, et le matin il était parti de chez lui sans prendre le temps de remplir le bol de croquettes de son chat. Un affront impardonnable. Il le savait, dès qu’il mettrait un pied dans son studio, son compagnon lui passerait un savon de tous les diables.
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