La nouvelle du mois: "La Maison en ruine"

Après une course effrénée sur les routes d’un monde en ruine, Jeremy échappe enfin à ses poursuivants. Réfugié dans une maison effondrée au milieu d’un village abandonné, il prend enfin le temps de se reposer.
Mais Jeremy n’est pas seul. Quelque part dans ce village, Caroline survit elle aussi, cachée avec sa fille. Leurs destins finiront-ils par se croiser ?
Même dans un monde au bord du chaos, il reste toujours une lueur d’espoir. La maison en ruine est une brève nouvelle, pour tous les amateurs de romance et d’univers post-apocalyptique.
Le premier jour de chaque mois, je vous propose une de mes nouvelles, disponible gratuitement sur ce blog, pendant un mois. “La Maison en ruine” est également disponible en version ebook et papier chez la plupart des vendeurs.
Alors qu’il venait d’arriver dans ce qui semblait être la rue principale du village, Jeremy cessa enfin sa course et tendit l’oreille. Pas un son, hormis le bruit du vent frais qui soufflait fort ce jour-là en charriant des particules de poussière.
S’appuyant contre le mur en béton de la façade d’une maison en ruine, Jeremy reprit son souffle et regarda attentivement tout autour de lui, afin d’analyser son nouvel environnement.
Il se trouvait à l’extrémité d’une longue rue droite, probablement deux ou trois cents mètres de long. De chaque côté, une dizaine de maisons mitoyennes à un étage, presque toutes identiques les unes aux autres. Murs en béton crépi, toits recouverts de tuiles rouges. Hormis la ruine contre laquelle il était appuyé, la plupart des maisons semblaient intactes, si l’on exceptait quelques carreaux cassés, par-ci par-là, et une toiture effondrée, un peu plus loin. Partout, les portes d’entrée avaient été fracturées et laissées entrouvertes. Le village avait donc déjà été visité, mais les pillards étaient manifestement repartis. Sinon, ils auraient refermé et barricadé la porte de leur nouveau refuge.
À moins qu’ils ne veuillent justement laisser croire qu’ils étaient repartis.
Jeremy allait devoir se méfier. D’autant que, depuis son départ précipité, sa cheville le faisait horriblement souffrir. Depuis qu’il avait trébuché au milieu de la forêt, en tentant de fuir les vandales qui l’avaient repéré. Il allait falloir qu’il s’en occupe au plus vite. En tout cas, il était hors de question de courir dans cet état. Il allait devoir être encore plus prudent que d’habitude, le temps que ce problème soit réglé.
Il huma l’air. Aucune odeur suspecte. Aucune odeur de feu ou d’aliments. Rien qui trahisse une présence humaine. Mais ça ne prouvait rien.
Le long des trottoirs, ainsi qu’au milieu de la rue, la nature reprenait peu à peu ses droits. Des herbes folles avaient commencé à craqueler l’asphalte. Appuyé contre la façade d’une des maisons, un sureau en fleur et au tronc noueux de plusieurs mètres de haut s’épanouissait. Il vit une mésange se poser sur une de ses branches. Depuis combien de temps n’en avait-il pas vu ? Il était incapable de s’en rappeler.
Elle se mit à chanter, comme si de rien n’était. Comme si les tourments du monde ne la concernaient pas et la laissaient indifférente. Jeremy ne put s’empêcher de l’envier. Mais elle avait raison. Le ciel était de moins en moins chargé, les cendres retombaient peu à peu au sol. Les animaux étaient de plus en plus nombreux. Trois ans après l’éruption. Bientôt, la vie reprendrait. Bientôt.
En attendant, il allait devoir trouver un nouveau refuge. Il avait dû fuir sa cabane au milieu de la forêt. Dommage. C’était la cachette idéal. Il avait presque tout laissé derrière lui. Il ne lui restait plus que le contenu de son grand sac à dos.
Après avoir jeté un nouveau regard à droite et à gauche, afin d’analyser et d’appréhender tous les détails de son nouvel environnement, il contourna la façade contre laquelle il était appuyé, enjamba ce qu’il restait d’un muret d’une cinquantaine de centimètres de haut, et se réfugia à l’intérieur de la maison en ruine.
Si tant est que l’on puisse parler d’intérieur. Il ne restait que quelques vestiges de ce qui en avait été la charpente. Le toit avait disparu depuis longtemps, sans doute emporté bien avant l’éruption. La maison était de toute évidence abandonnée depuis des décennies. En levant la tête, il pouvait voir le ciel sombre au-dessus de lui.
Ici aussi, la nature avait repris possession des lieux. Des pissenlits et du plantain tapissaient le sol en terre battue. Du lierre courait le long de la façade avant. Celle qui donnait sur la rue. Il n’y avait plus de porte, ni de carreau aux fenêtres. Du mur latéral, il ne restait plus qu’un muret, celui qu’il venait d’enjamber.
Jeremy soupira. Comparé au chalet confortable qu’il avait occupé pendant plusieurs mois en forêt, ce n’était pas le grand luxe, et il n’était sans doute pas prudent de s’établir ici durablement. Le bâtiment menaçait de s’effondrer pour de bon à tout moment. Mais il avait couru toute la matinée, sans s’arrêter, sauf pour reprendre son souffle. Pour laisser autant de distance que possible entre ses poursuivants et lui.
Et maintenant qu’il était sûr d’avoir semé les vandales, il se rendit enfin compte à quel point il avait faim, à quel point il avait froid, à quel point il était fatigué et à quel point sa cheville lui faisait mal. Il avait besoin d’un endroit pour reprendre des forces et faire le point, à l’abri du vent. Et ici, ce serait parfait.
Il retira son sac à dos et s’assit au sol. Alors qu’il en fouillait le contenu, à la recherche d’une boîte de conserve, il sentit son ventre gargouiller.
— Doucement, lui dit-il à voix haute.
Il se sentait ridicule. Cela faisait tellement longtemps qu’il n’avait rencontré personne, personne qui ne lui soit pas hostile tout du moins, qu’il en était réduit à parler avec son propre corps. L’être humain n’était pas fait pour vivre seul. Enfin, ce n’était pas comme s’il avait le choix.
En fouillant dans le sac, au milieu de ses vêtements, il sentit enfin le métal froid et rassurant d’une boîte de conserve. C’était l’une des dernières. Il allait rapidement falloir qu’il trouve de nouvelles réserves.
Il sortit son couteau suisse de sa poche et ouvrit la boîte. L’odeur réconfortante des haricots blancs en sauce envahit ses narines. Son estomac se mit à gémir de plus belle. Il plongea sa main dans la boîte et en ressortit une pleine poignée de haricots. Il les avala goulument. Ce serait sans doute meilleur chaud, mais il était bien trop affamé pour s’en préoccuper.
Une fois son repas fini, il tenta de se relever, mais sa cheville douloureuse se rappela à son bon souvenir. Il retint un cri avant de se rasseoir. Il allait falloir attendre un peu. Sans doute un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Il s’allongea en chien de fusil pour se protéger du froid. Il ferma les yeux, juste le temps de reprendre des forces. Il voulait éviter de s’endormir, mais sombra en quelques instants.
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Caroline regardait sa fille jouer au fond de la pièce. Quand elles avaient dû quitter leur appartement, en urgence, la première chose dont elle s’était préoccupée, c’était de prendre la poupée de Laurine avec elle. Et tout un tas de jouets, bien sûr. Et, seulement après, elle s’était occupée de remplir le coffre de nourriture et de bouteilles d’eau.
La jeune fille jouait, dans un coin de la grande chambre, assise à même le carrelage blanc, appuyée contre le fauteuil en cuir élimé, juste à côté du lit. Elle marmonnait des mots incompréhensibles et semblait faire vivre des aventures insensées à sa poupée. Des histoires d’un autre temps. Elle semblait insouciante, malgré ce qu’elles venaient de vivre ces dernières années. La moitié d’une vie, pour Laurine. Trois ans, déjà. Elle n’en avait guère plus quand elles avaient dû fuir.
Assise à l’autre bout de la pièce, sur cette vieille chaise en paille près de la fenêtre qu’elle ne quittait presque jamais, Caroline se demandait si elle aurait eu autant de courage que sa fille, à son âge. Probablement pas.
Cela faisait désormais deux mois qu’elles vivaient dans cette maison. Elles avaient fait le tour du village, avaient fracturé toutes les portes d’entrée, pour décourager les futurs pillards. Pour faire croire que tout avait déjà été visité. Elles avaient pu récupérer pas mal de réserves alimentaires. Des vêtements, aussi. Laurine grandissait, et bientôt elle aurait besoin de nouveaux habits.
Le système de distribution d’eau potable n’avait pas été interrompu. Aussi longtemps que ça durerait, elles n’auraient pas soif. Caroline en avait profité pour remplir tous les récipients qu’elle avait pu trouver.
Elles étaient bien ici. Pas d’électricité, évidemment, mais la maison était spacieuse et confortable. L’endroit était un peu humide, d’ailleurs le papier peint rose commençait peu à peu à se décoller du mur. Mais elles avaient vu bien pire pendant leur trajet.
Caroline échangea un sourire avec sa fille, puis jeta un nouveau coup d’œil par la fenêtre. La rue était calme. Le vent faisait bouger les herbes folles et les arbustes qui gagnaient petit à pettit du terrain sur les constructions humaines. Le ciel était sombre, chargé de minuscules particules de cendre. Mais il était sans doute moins obscur qu’avant. Elle le savait, les jours heureux reviendraient. Le monde ne serait plus jamais comme avant, non, mais on pourrait rebâtir une nouvelle civilisation. Une fois que tout se serait tassé. Une fois que les cendres retomberaient, peu à peu. Une fois qu’un nouveau gouvernement stable s’installerait.
Combien restait-il de personnes sur Terre ? Elle n’en avait aucune idée. Peut-être un milliard en tout ? Moins ? À quoi ressemblerait la vie le moment venu ? Caroline serait-elle à nouveau heureuse un jour ? Trouverait-elle un nouveau compagnon, un nouveau foyer pour regarder Laurine grandir ? De nouveaux amis ?
De toute façon ce ne serait pas pour tout de suite, et en attendant, elle devait veiller sur sa fille. Seule.
Elle jeta un nouveau coup d’œil dehors, machinalement, et sentit une décharge d’adrénaline envahir son corps.
Elle avait vu quelque chose bouger, au bout de la rue. Une ombre. Près de la maison en ruine.
Un animal, peut-être. Un chien errant.
Non, impossible. L’ombre qu’elle avait aperçue l’espace d’une seconde était bien plus grande.
C’était la silhouette d’un bipède. Et maintenant, il était réfugié à l’intérieur des ruines.
Est-ce qu’il était seul ? Probablement pas. C’était sans doute un éclaireur.
Les pillards n’était pas loin.
Cachée derrière le voilage en dentelle, elle regarda à nouveau, balayant toute la rue du regard. Rien ne semblait bouger. Elle s’approcha de la vitre et tendit l’oreille. Mais on n’entendait rien à cause du double vitrage.
Elle se leva doucement, toujours le visage tourné vers la fenêtre, et avança précautionneusement vers le couloir.
— Tu fais quoi maman ?
Caroline posa son index sur sa bouche, pour intimer le silence à Laurine. Elle vit alors le regard inquiet de sa fille et lui dit à voix basse :
— Je vais voir en bas, tu sais, comme je fais de temps en temps.
— Pour voir si tout va bien et aller faire des courses ?
— Exactement, répondit-elle en lui faisant un sourire. Et qu’est-ce qu’on fait quand maman va faire des courses ?
— On joue en silence et on se cache sous le fauteuil si on entend un bruit bizarre, dit Laurine en chuchotant.
— Oui !
Laurine semblait avoir intégré les consignes de sécurité et elle avait l’air de prendre ça pour un jeu. Très bien.
Une fois dans le couloir, Caroline sortit son revolver de la poche de sa veste. Elle refusait de le sortir en présence de sa fille.
Elle avança vers l’escalier et tendit l’oreille. Aucun bruit. En bas, la porte était entrouverte. Normal. Les meubles étaient toujours entassés derrière, pour retarder un éventuel curieux qui tenterait d’entrer.
Il n’y avait donc personne à l’intérieur.
Elle s’approcha de la porte entrouverte et y colla son oreille. Hors de question de l’ouvrir. Parce que s’il y avait quelqu’un dans la rue, il la verrait forcément.
Elle retint sa respiration et écouta. Rien que le bruit du vent.
Elle s’apprêtait à remonter, et se ravisa. S’il y avait une personne hostile, il fallait qu’elle le sache maintenant. Qu’elle se prépare à partir, avec sa fille.
Elle se dirigea vers la petite cuisine, et regarda le jardinet à l’arrière, à travers la vitre. Rien de suspect. Elle ouvrit précautionneusement la porte et se glissa à l’extérieur. Les hautes herbes étaient intactes. Si quelqu’un était passé par là, elles seraient couchées, par endroits. Ce n’était pas le cas.
Elle passa de jardin en jardin, enjambant les clôtures à chaque fois. Dans aucun jardin, rien ne trahissait une présence, ni même le passage d’un animal sauvage.
Elle finit par se retrouver au bout du village.
Face à la maison en ruine.
Elle s’agenouilla et ramassa un caillou, puis le lança au milieu de la rue, tenant son arme fermement de l’autre main. Elle attendit quelques secondes. Pas de réaction. Aucun bruit, aucun mouvement autour d’elle.
Prenant d’infinies précautions, elle s’avança jusqu’au trottoir. Toujours rien.
Elle traversa alors la rue en courant, tout en tenant son arme devant être, prête à en faire usage si nécessaire.
Elle contourna la ruine, et se retrouva au niveau du petit muret par lequel on pouvait accéder à l’intérieur.
Elle sentit une nouvelle décharge d’adrénaline et serra plus fermement encore la crosse de son arme.
Un homme était allongé au sol. Recroquevillé sur lui-même.
Il semblait dormir paisiblement. Comme si, sur lui non plus, comme sur Laurine, les événements n’avaient eu aucun impact. Il semblait propre. Ses cheveux coupés courts. Son visage rasé de près. Il avait l’air… Civilisé. Comme s’il appartenait à l’ancien temps. Ou aux temps à venir, quand la situation s’améliorerait.
Caroline aurait dû s’inquiéter. Elles n’étaient plus seules ici. D’autres individus pouvaient venir. Et pourtant, la présence de cet homme, allongé devant elle, la rassurait presque, pour une raison qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer.
Elle abaissa son arme, sans s’en rendre compte, tandis qu’elle l’observait en train de dormir. Depuis quand n’avait-elle pas vu un autre être humain, un autre adulte ? Hormis les pillards qu’elle avait aperçus de loin et qui, eux, ne l’avaient pas vue, dieu merci ?
À ses pieds, il y avait un sac à dos. À l’intérieur, il y avait sans doute des réserves. Des choses qui pourraient s’avérer utiles. Pour elle et pour Laurine. L’homme semblait dormir profondément. Elle pourrait se servir dans ce sac. Ou encore mieux. Prendre le sac. Elles allaient devoir partir, de toute façon. Quitter le village, maintenant que quelqu’un d’autre était là. Autant repartir avec un souvenir.
Quelques temps auparavant, elle aurait culpabilisé de voler les réserves d’une personne endormie, comme cela. Mais les temps n’étaient plus à la compassion. Elle avait une fille à protéger. À nourrir. Et elle était seule pour cela.
Elle s’approcha à pas de loup. L’homme dormait toujours profondément. Elle se pencha doucement pour ramasser le sac, tournant le dos à l’homme. Ce fut son erreur. Parce qu’alors qu’elle se relevait, elle sentit un objet contre sa hanche et entendit une voix grave et dure dire :
— Laisse ça là.
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L’arme au poing, toujours assis au sol, Jeremy dit à l’intruse, d’une voix ferme :
— Jette ton arme par terre, plusieurs mètres devant toi. Et pas de geste brusque, sinon…
— Je vous en prie, répondit la femme d’une voix tremblante.
Jeremy appuya plus fortement le canon de son arme contre la hanche de la visiteuse. Elle jeta son arme au loin et leva les mains en l’air. Le pistolet tomba au milieu d’un bosquet de fougères, à quelques mètres à peine du mur du fond.
— Continuez à regarder droit devant vous.
La tenant toujours en joue, il se releva, tant bien que mal, en s’aidant de son autre main. Sa cheville lui faisait horriblement mal. Il retint un gémissement de douleur. Pourvu qu’il ne se soit pas fait une entorse, ou pire encore. Il demanda :
— Vous êtes combien ?
— Je suis venue seule.
Elle lui tournait toujours le dos, aussi il ne voyait pas son visage. Mais au son de sa voix, à son attitude aussi, il savait qu’elle était prise de panique. Mais ce n’était pas le moment de se laisser attendrir.
— Et les autres, ils sont où ?
— Quels autres ?
— Vous allez me faire croire que vous êtes seule ici ? Que vous vivez seule ? Qu’il n’y a que vous dans ce village ?
Elle sembla hésiter, puis dit :
— Non, je… Il y a ma fille. Je vous en supplie. Elle n’a que moi.
— Quel âge ?
— Sept ans.
— Et ? Qui d’autre ? Ne me dites pas que vous êtes seule à vous occuper d’une gamine de sept ans ?
— Si, je vous le jure.
Jeremy s’imagina pendant quelques instants avec un enfant à sa charge. Aurait-il réussi à fuir, ce matin, s’il avait eu un jeune enfant à ses côtés ? Probablement pas. La vie de cette jeune femme, si elle disait bien la vérité, ne devait pas non plus être une sinécure. Mais ce n’était pas son problème. Il repensa à son sac.
— Et moi ? Vous me suppliez, mais vous en avez eu de la pitié pour moi ? Ça ne vous aurait pas dérangé de me voler tout ce que j’ai. Et peut-être de me tuer, par la même occasion. Et je devrais avoir pitié de vous ?
— Non, je vous jure que je ne vous aurais rien fait. L’arme, c’était juste pour ma sécurité. Au cas… Au cas où vous vous seriez réveillé…
Jeremy ne put s’empêcher de pouffer.
— Ça n’a pas été bien efficace on dirait.
Tenant toujours son intruse en joue, il demanda :
— Elle s’appelle comment la petite ?
— Laurine.
— Je vais aller prendre votre arme maintenant. Ne faites pas le moindre geste si vous ne voulez pas que Laurine se retrouve orpheline.
Il l’entendit retenir un sanglot. Il la contourna, lentement, sans la lâcher du regard.
Il lui fit face et, pour la première fois, vit ses grands yeux bleus remplis de larmes. Il était troublé par ce regard. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu de femme d’aussi près ?
Ce n’était pas le moment de se poser ce genre de question. L’arme de la jeune femme était à ses pieds. Il se pencha, tenant toujours l’intruse en joue, ramassa le revolver, enclencha le cran de sûreté, et le rangea dans sa poche.
Alors qu’il se relevait, il ne put s’empêcher de grimacer. Il remarqua que l’intruse avait réagi. Elle savait qu’il avait mal. Elle savait qu’il était blessé. Peut-être qu’elle essaierait d’en tirer parti. Il fallait qu’il reste prudent.
En tout cas, personne n’était venu lui porter assistance. Elle disait probablement la vérité. Elle était seule. Seule avec sa fille, en tout cas. Sinon quelqu’un serait venu la sortir d’ici, et Jeremy serait déjà mort.
Peut-être était-il envisageable de lui faire confiance.
Il désigna son sac à dos d’un coup de menton et dit :
— Ramasse-le, s’il te plait.
Il lui avait parlé d’une voix plus douce qu’auparavant. Elle était terrorisée, alors qu’elle ne semblait plus représenter une menace. Il voulait la rassurer. Mais, quand elle se pencha pour prendre le sac, elle avait toujours l’air effrayé.
C’est alors qu’il comprit. Il était un homme, armé, et elle était une femme seule et sans défense. Évidemment qu’elle devait imaginer le pire. Il lui fit un sourire, baissa son arme, et dit :
— Écoute, je sais que tu as peur. Je comprends. Mais je ne vais rien te faire. Je n’ai pas du tout l’intention de te faire du mal. J’ai juste besoin de me mettre à l’abri quelques heures. De prendre quelques réserves. Peut-être de passer la nuit dans ce village. Dans une de ces maisons. Et demain je repartirai.
Elle sembla se détendre un peu. Il désigna le muret du menton et dit :
— Sors la première, je te suis.
Elle sortit. Rien ne se passa. Aucun bruit.
Jeremy sortit, lui aussi. Sur le qui-vive.
Mais il ne vit aucun mouvement suspect. La femme était bel et bien venue seule.
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Caroline regarda droit devant elle. La rue était toujours aussi calme. Ils n’étaient que tous les deux, au milieu du vent qui faisait danser les herbes sauvages.
Elle sentait les battements de son cœur se calmer peu à peu. Quelques minutes plus tôt, elle se voyait déjà morte. Elle s’était persuadée qu’elle ne ressortirait jamais de cette fichue baraque en ruine. Elle avait pensé que le type allait abuser d’elle avant de la tuer, ou même l’abattre purement et simplement, puis sans doute retrouver Laurine après avoir fouillé toutes les maisons, l’abattre elle aussi, et repartir avec toutes leurs réserves.
Mais il n’avait rien fait de tout ça. Peut-être que ça n’était qu’un piège, et qu’il n’attendait que la bonne occasion.
Et pourtant, une partie d’elle-même ne pouvait s’empêcher de lui faire confiance. Il semblait avoir un bon fond. Sa présence avait presque quelque chose de rassurant. Il avait l’air civilisé, contrairement à tous ces types menaçants qu’elle avait vus de loin, ces dernières années. Il était rasé de frais, ce qui faisait ressortir sa mâchoire carrée. Comment un vagabond comme lui pouvait-il être rasé de la sorte ?
Alors qu’ils marchaient le long de la rue déserte, elle vit qu’il boitait. Très légèrement. Comme s’il voulait cacher son infirmité. Elle lui demanda :
— Vous vous appelez comment ?
— On va peut-être se tutoyer, non ?
Elle hésita et répondit :
— Comme tu veux.
— Je m’appelle Jeremy. Et toi ?
— Caroline.
— Enchanté Caroline.
Il avait dit cela un sourire aux lèvres. Comme s’il se rendait compte d’à quel point c’était absurde d’être enchanté de rencontrer quelqu’un à l’époque actuelle. C’était un mot que plus personne n’employait, ça. Il n’y avait plus guère de raison d’être enchanté par quoi que ce soit.
Il s’arrêta soudainement de marcher, fouilla dans sa poche, en ressortit l’arme de Caroline et la lui tendit.
La femme le regarda et fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas pourquoi il faisait ça.
— Reprends-la, dit-il.
Alors qu’elle hésitait encore, il continua :
— Écoute, j’ai besoin de toi. J’ai besoin que tu comprennes que je ne suis pas ton ennemi. Je ne peux pas repartir. Pas ce soir. Pas avec ma cheville qui me fait mal. Alors il faut que tu me fasses confiance. Et tu ne peux pas me faire confiance si je garde ton seul moyen de défense.
Il fit un sourire en coin et ajouta :
— Et puis, si un taré surgit devant nous, il vaut mieux qu’on soit armés tous les deux, non ?
Il semblait sincère. Caroline prit son arme et la garda en main. Elle aurait très bien pu l’abattre sur le champ, et il le savait. Il lui faisait confiance. Et elle aussi avait envie de lui faire confiance. C’était dans leur intérêt à tous les deux de collaborer. De pouvoir compter l’un sur l’autre, plutôt que de se méfier l’un de l’autre.
— On va regarder, pour ta cheville, quand on sera arrivés à la maison. Je te ferai un bandage. J’en ai trouvé des tonnes.
Il la regarda droit dans les yeux et dit, avec un sourire plus franc :
— D’accord. C’est gentil.
Elle lui rendit son sourire.
Ils arrivèrent devant la maison que Caroline occupait avec Laurine. Elle s’arrêta devant la porte entrouverte et hésita une dernière seconde. Puis elle dit :
— C’est là.
Jeremy observa la maison. Elle sentit qu’il se crispait. Elle vit sa main se serrer à nouveau sur la crosse de l’arme. Prêt à tirer. Peut-être craignait-il encore un piège.
— J’ai mis plein de meubles derrière la porte. Pour que ça fasse du bruit si quelqu’un tente de rentrer. Alors t’inquiète pas.
Caroline posa le sac à terre, mit son arme dans sa poche, et poussa la porte, de toute ses forces. Un vacarme éclata à l’intérieur. Elle rentra et cria :
— Laurine ! T’inquiète pas, c’est moi !
Pas de réponse.
Quelque chose n’allait pas.
Elle se précipita en haut de l’escalier, sans plus se soucier de la présence de Jeremy derrière elle.
— Laurine !
Alors qu’elle arrivait sur le palier, elle vit sa fille se jeter dans ses bras.
— Maman !
Puis, des bruits de pas dans l’escalier. Sans relâcher sa mère qu’elle tenait dans ses petits bras, Laurine se crispa.
— Ne t’inquiète pas, dit Caroline. C’est Jeremy. C’est un monsieur que j’ai rencontré en allant faire des courses. Il a besoin de notre aide.
— Il est gentil ?
— Oui, dit-elle, après avoir hésité une fraction de seconde.
Jeremy apparut sur le palier. Il semblait attendri par la présence de Laurine. Comme si voir un enfant avait quelque chose d’apaisant pour lui. Comme si c’était une sorte de retour à la vie normale. À la vie d’avant.
Caroline elle-même ne pouvait s’empêcher d’y penser. Cet homme. Il allait repartir le lendemain. Elle n’avait pas envie qu’il reparte. C’était absurde, elle ne le connaissait pas, après tout.
Et pourtant. Sa présence, sa carrure, sa détermination, sa confiance en lui, tout était tellement rassurant. S’ils étaient tous les trois, la vie serait tellement plus simple. Ils pourraient organiser des tours de garde tous les deux. Elle pourrait enfin dormir tranquillement, sur ses deux oreilles, une bonne partie de la nuit, sans bondir au moindre bruit, au moindre craquement. Il veillerait sur elles deux. Et elle, elle veillerait sur lui.
Ils entrèrent dans la grande chambre. Celle d’où Caroline passait son temps à surveiller la rue. Elle fit signe à Jeremy de s’installer sur le fauteuil en cuir. Il s’y laissa tomber comme une masse.
— Enlève ta chaussure et tends ta jambe, dit-elle. Je vais chercher de quoi te faire un bandage.
Pendant qu’elle se dirigeait vers la salle de bains, juste à côté, elle entendit la voix de sa fille demander :
— Comment tu t’appelles ?
— Jeremy.
— T’as quel âge ?
— J’ai trente-et-un ans.
— Maman aussi elle a trente-et-un ans. Moi j’ai sept ans.
Caroline ne put s’empêcher de sourire. Sa fille n’était pas effrayée par l’inconnu. Elle semblait même l’avoir adopté. Pourvu qu’elle ne l’enquiquine pas trop ! C’est vrai que, à part à sa mère, elle n’avait pas eu trop l’occasion de parler à qui que ce soit ces derniers temps. Finalement, c’était bien, pour elle aussi, que Jeremy soit là.
Elle ouvrit le petit placard au-dessus du lavabo et en sortit une bande élastique, ainsi qu’un vieux tube de crème anti-inflammatoire. Elle avait sans doute perdu de son efficacité depuis longtemps, mais l’effet placébo fait parfois des miracles.
Alors qu’elle refermait la porte du petit placard, elle vit son reflet dans le miroir. Elle avait des cernes immenses sous ses yeux épuisés, et ses cheveux emmêlés et fatigués avaient connu des jours meilleurs. C’était la première fois depuis bien longtemps qu’elle se souciait de son apparence.
Elle retourna dans la grande chambre et dit à sa fille :
— Allez, arrête d’embêter Jeremy, il faut que je le soigne.
— Je l’embête pas du tout, dit-elle en haussant les épaules et en s’asseyant par terre, pour ne pas perdre une miette de la scène.
Caroline passa une noix de crème sur sa main et massa le pied de Jeremy.
— Ça va ? Tu me dis si je te fais mal, hein.
— Tu ne me fais pas mal du tout. Au contraire.
Elle ne dit rien et continua de le masser, jusqu’à ce que la crème ait parfaitement pénétré. Puis elle enroula la bande autour de son pied, en serrant bien fort. Elle sentit Jeremy se crisper légèrement.
Puis elle fit un nœud et dit :
— Voilà, c’est pas parfait, je sais bien, je suis pas infirmière moi. Mais si tu te reposes bien cette nuit, ça devrait tenir, et tu auras moins mal. Enfin j’espère.
— Mais si, c’est parfait, dit-il d’une voix douce.
Il se pencha, lui passa une main dans les cheveux et lui dit, les yeux dans les yeux :
— Merci, Caroline.
Elle sentit son cœur s’accélérer. Mais, pour la première fois depuis bien longtemps, ce n’était pas parce qu’elle avait peur. C’était une sensation qu’elle croyait avoir oubliée, depuis toutes ces années. Elle lui sourit, se releva, et dit :
— Bon, je te laisse te reposer, je vais remettre tout le fatras derrière la porte, et puis je m’occuperai un peu de Laurine, après.
— OK, dit-il. Je vais surveiller la rue, pendant ce temps. J’aime pas trop rester sans rien faire.
Il se leva et boita sur les quelques mètres qui le séparaient de la chaise, près de la fenêtre.
Caroline put enfin se détendre. Elle allait pouvoir vaquer à ses occupations tout en sachant que quelqu’un veillait sur leur sécurité à toutes les deux.
Quand vint le soir, Jeremy était toujours occupé à surveiller par la fenêtre. Ils partagèrent tous les trois un repas frugal, à base de haricots en sauce froids, pendant lequel Laurine expliqua à Jeremy comment sa poupée s’appelait, ainsi que toutes les aventures qui lui étaient arrivées. Il écoutait attentivement, et lui posait même des questions, comme si c’était pour lui un sujet de la plus haute importance. Cela faisait probablement des années que leur visiteur n’avait pas eu l’occasion d’avoir une conversation poussée, même avec une jeune enfant, même à propos d’une simple poupée.
Une fois le repas terminé, Caroline dit :
— Allez Laurine, c’est l’heure d’aller dormir.
Sa fille protesta pour la forme, mais sa plainte fut suivie d’un bâillement. Elle était épuisée. Elle se rendit dans sa chambre, celle qui était juste à côté. Caroline dit alors à Jeremy :
— Toi aussi, tu devrais dormir. Je vais prendre le premier tour de garde. Je te réveille dans quatre heures, ça te va ?
— Quatre heures de sommeil ? D’affilée ? Demanda-t-il d’un ton sarcastique. C’est vraiment du luxe !
— Je sais, dit-elle.
Il s’allongea sur le lit, à quelques mètres d’elle. Elle le vit tomber de sommeil rapidement. Elle ne pouvait s’empêcher de le regarder. Il avait l’air tellement paisible. Depuis combien de temps n’avait-il pas pu s’abandonner au sommeil, aussi sereinement ?
Et dire que le lendemain il risquait de repartir… Elle n’en avait pas envie. Peut-être qu’elle réussirait à le retenir quelques jours encore ? C’était sans doute égoïste de sa part, mais Caroline se surpris à espérer que sa cheville lui fasse trop mal encore, le lendemain.
Dehors, la rue était plongée dans l’obscurité d’une nuit sans lune. Rien ne se passait, et sans doute rien ne se passerait. Le village était tellement paisible. Elle avait envie de rejoindre cet homme qui dormait dans son lit, s’abandonner à nouveau au sommeil et à l’insouciance.
Elle était épuisée. La journée avait été tellement éprouvante sur le plan émotionnel. Elle s’allongea près de Jeremy. Juste pour quelques minutes. Et, sans même s’en rendre compte, elle plongea dans un sommeil réparateur.
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Le lendemain matin, quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent, Jeremy vit que Caroline était allongée à ses côtés. Elle s’était endormie, et ne l’avait pas réveillé pour son tour de garde. Mais c’était déjà le matin, et de toute évidence la nuit avait été calme.
Il se leva, sans la réveiller, et alla jeter un œil par la fenêtre, par acquis de conscience. Rien n’avait changé depuis la veille. Sans doute rien ne changerait dans les jours à venir. Ses poursuivants avaient perdu sa trace.
Sa cheville ne lui faisait presque plus mal. Il pourrait sans doute repartir, mais pour aller où ? Pour quoi faire ? Il préférait rester ici, dans ce nouveau foyer qui l’avait accueilli à bras ouverts, aussi longtemps que ce serait possible. Il ne voulait pas laisser Caroline. Il resta quelques secondes à la regarder dormir. Puis il s’approcha à tâtons de son sac, en sortit son rasoir et se dirigea vers la salle de bains. Une fois qu’il aurait fini de se raser, il trouverait bien quelque chose pour préparer un petit déjeuner pour tout le monde. Au moins symboliquement.
Ce serait son premier petit déjeuner depuis des mois, et, du moins il l’espérait du fond du cœur, le premier d’une longue série.
Le premier jour de chaque mois, je vous propose une de mes nouvelles, disponible gratuitement sur ce blog, pendant un mois. “La Maison en ruine” est également disponible en version ebook et papier chez la plupart des vendeurs.